L’autre jour, un de mes collègues de bureau m’a raconté comment il venait d’assister au trépas de sa belle-mère, petite chose de quelque 30 kg et de 86 années de vie, au fond d’un lit de l’hôpital des Trois-Chêne, entourée de ses deux enfants, de sa belle-fille et de lui-même, son gendre. Je vous le rapporte car il fait écho au thème de la conférence de Jean-Michel Poffet, du 23 novembre dernier il constitue une belle entrée en matière dans le sujet.
« C’est la première fois que je me suis trouvé dans une telle situation et je ne savais trop ce que j’avais à faire dans cette chambre, sinon tenter d’être présent aux côtés de ma femme. J’avais l’impression d’être une pièce rapportée et je pense que c’est le même sentiment que devait éprouver sa belle-fille. Que dire, que faire ? Je m’étais pour ma part concentré sur ce que je pensais apporter à cette famille après l’issue fatale. Régler les obsèques, la décharger de toutes ces formalités administratives autant pénibles que nécessaires était la mission que je m’étais donnée. C’était mon rôle, ma part à assumer dans le cadre de ce deuil. J’avais ainsi une posture, une bonne raison d’être là. Cette mission je l’ai remplie du mieux que j’ai pu. Je crois que j’ai fait mon « taf » et que la famille m’en a su gré. Mais avant cela, il s’est passé une chose inattendue.
De chaque côté du lit de la mourante, le fils serrait la main gauche de sa mère et la fille, à l’opposé, caressait la main droite de la maman. Sa belle-fille et moi étions également chacun d’un côté du lit. Il faisait très chaud dans la pièce, les couvertures avaient été rabattues, et j’ai saisi la cheville droite de la mourante. Ca m’est venu comme ça, ça a été très instinctif. Je me suis senti un peu bête, j’ai observé par en dessous la réaction de la belle-fille qui se trouvait en face de moi et j’ai vu qu’elle était en train de faire de même. Avec l’autre cheville, bien sûr. Ca m’a réconforté. C’est ainsi que la petite vieille s’en est allée, tenue par les mains et les chevilles, comme si on l’avait accompagnée, portée, là où elle devait aller ».
Cet accompagnement des malades, des souffrants et aussi des proches aidants n’est pas facile à vivre. Il n’y pas de recettes ou de bons conseils en la matière, a tenu à souligner Jean-Michel Poffet, Op, bibliste, ancien directeur de l’Ecole biblique de Jérusalem, qui s’exprimait devant une assemblée de membres des Equipes catholique et protestante des aumôneries du site Cluse-Roseraie des HUG, à Sainte-Jeanne-de-Chantal.
Comment s’y prendre ? Le bibliste s’est servi de Luc 24, les disciples d’Emmaüs. Le Christ croise le chemin des découragés au soir de Pâques. Il se tient présent à leurs côtés mais il ne leur parle pas. Il est là, discret, incognito. Comme un compagnon en attente. Puis il les écoute. La souffrance qu’ils ressentent alors se dit peu à peu. Comme dans le « Petit Prince » de Saint-Exupéry, il les apprivoise. C’est ce que Jean-Michel Poffet appelle de la « charité inventive ». Lentement il les entraîne sur le chemin de la guérison. Leur cœur commence à s’ouvrir et « la catéchèse descend progressivement dans leur cœur et dans leur os ». Est-ce que ça peut marcher pour tout le monde ? Peut-être.
Autre « technique », la consolation de l’homme blessé. Face au désarroi, au sentiment d’injustice et d’abandon, la consolation est le signe de la présence de Dieu. A nous de donner notre affection aux éplorés, de les réconforter, de leur redonner de la force. Quelle plus belle image en l’occurrence que celle de la mère allaitant son enfant.
Mais pour réussir à aider les autres, il faut ne pas négliger de s’aider soi-même. Pour raffermir les faibles, il faut des âmes fortes. « Aime ton prochain comme toi-même ».
En écoutant le conférencier, je me suis dit que ce résumé de résumé de petit « vade mecum » destiné à affronter la souffrance aurait pu tout aussi bien avoir été théorisé par mon collègue. Aux Trois-Chêne, il a été présent, il a partagé les souffrances de celle qui souffrait et de ceux et celles qui souffraient de voir partir la petite âme. Il s’est tu puis il a su faire le geste de la consolation, tout aussi incongru que celui-ci ait pu paraître, la cheville. Cela a-t-il donné de la force à celle qui l’a imité, allez savoir.
A son récit, j’ai tenté d’imaginer la scène, en contre-plongée, un peu à la manière du cinéaste russe Andrei Tarkowski, dans son film « Nostalghia ». Le fameux 1 + 1 = 1 inscrit sur le mur de la maison d’un des protagonistes du film, un fol-en-Christ, est extraordinaire. Une goutte d’eau plus une goutte d’eau ne font qu’une. Une main + une main + une cheville + une cheville, ça ne fait pas quatre membres reliés à quatre autres membres, ça fait une communion quasi ecclésiale et c’est tout simplement, beau. Le lendemain, m-a-t-il encore raconté, lors des démarches administratives, c’est lui qui a été chargé par la famille de remettre le petit paquet de vêtements destinés à habiller la défunte à l’agent des pompes funèbres. A ce moment – m’a-t-il confié – il s’est effondré, lui qui avait pris en main – comme un homme fort et rassurant doit le faire – la « direction des opérations ». « J’ai craqué, j’ai fondu en larmes, et la famille, toute à sa surprise, a dû me réconforter… »
« Aime ton prochain comme toi-même », n’oublions pas cela car c’est important.
Pascal Gondrand, décembre ’21
Pour aller plus loin
Image article « Accompagner les malades: Le souper à Emmaüs entre le Christ et les deux pèlerins qui le croyaient mort, peint par Caravage en 1601. Photo Wikimedia Commons