Comment « partir vers ce qui arrive » ? Pour répondre à cette question Raphaël Buyse, invité le 22 septembre dernier par les Communautés chrétiennes de base (CDB) à l’occasion des 50 ans de la naissance de la première CDB à Genève, a suivi le parcours de Madeleine Delbrêl (1904-1964).
Prêtre du diocèse de Lille, Raphaël Buyse est membre de la « Fraternité diocésaine des parvis », une communauté d’hommes et de femmes qui à l’école du Christ tente de relever le défi d’une vie fraternelle, en suivant l’Évangile et les traces de Madeleine Delbrêl. Lors de sa conférence, devant une salle comble, il a développé le concept de déroute. Pour l’abbé Buyse, « nous sommes appelés à accueillir les déroutes » et à cesser de nous épuiser pour sauver le monde « car le Christ l’a déjà sauvé ! ».
« La vie n’est pas un plan quinquennal tout tracé. Elle nous amène ailleurs. Alors, soit on accepte de se laisser dérouter, soit on s’arrête au risque de ne plus être très vivant. C’est un peu l’histoire de notre Église. C’est un peu la déroute en ce moment. Que faire ? On se fige ou on chemine ? », a-t-il questionné.
La vie de Madeleine Delbrêl est une vie réussie dans le consentement à la déroute. Elle avait ça dans la peau : à la suite de son père, cheminot, Madeleine a grandi « avec des valises dans les mains » de ville en ville, une circonstance qui a façonné sa disponibilité à un certain déménagement intérieur, alors qu’à maintes reprises sa vie est ébranlée.
En 1916, la famille arrive à Paris. Devant la folie de la Grande Guerre, Madeleine remet en question l’existence de Dieu. « À 17 ans, la jeune fille qui avait fait sa première communion et composé des poèmes d’amour à Jésus écrit dans ses cahiers « Dieu est mort ». Elle se pose des questions sur le sens de la vie ou le fait de fonder une famille dans un tel monde. Pourtant, elle n’est pas dépressive :« Elle croque la vie ».
« Dans le monde d’aujourd’hui également, il y a tant de raisons de douter et tant de personnes qui se demandent à quoi bon ? Je crois que nous ne pouvons pas faire abstraction de ces interrogations qui traversent tant d’hommes et de femmes. On ne peut pas avancer si on se tient à l’écart de ces questions qui viennent éclairer et donner de la profondeur à notre foi ». Pour l’orateur, cette étape de la vie de Madeleine est une invitation « à accueillir les doutes et les déroutes des hommes et des femmes d’aujourd’hui, sans chercher à donner trop vite des réponses ». Il faut « consentir à la vie qui vient ».
L’étape suivante voit Madeleine tomber amoureuse d’un jeune homme rencontré dans un cercle littéraire. Il est très croyant, à tel point qu’il la quitte pour rentrer dans les ordres ! « C’est une déroute supplémentaire. De santé fragile, elle en tombe malade. Elle est cassée. Et le Seigneur passe à ce moment dans sa vie. Encore un clin d’œil : combien de fois, Dieu se manifeste-t-il dans nos fractures et nos fragilités ? », demande l’intervenant.
Madeleine s’inscrit à la faculté de philosophie. Elle chemine et elle en vient à se dire : il se peut que Dieu existe. Puis à l’âge de 20 ans, elle écrit : « en lisant et en réfléchissant, j’ai trouvé Dieu ». Des années après, elle racontera avoir été « éblouie par Dieu » le 19 mars 1924, un jour qu’elle s’était mise à genoux, mais sans fournir d’autres détails.
À partir de là, rien n’arrêtera Madeleine. Elle écrit des textes dignes de Saint Augustin : elle confie à Dieu : « Tu as fait mon cœur à ta taille » ou encore « Parce que tu n’étais pas là, le monde entier me semblait petit et bête et le destin de tous les hommes et les femmes me semblait petit et bête. Quand j’ai su que tu vivais, je t’ai remercié de m’avoir fait vivre et je t’ai remercié pour la vie du monde entier ».
Madeleine est « éblouie » par Dieu, au point, a-t-on dit, d’envisager la vie religieuse. Mais « la vie va encore une fois la rattraper » et bousculer ses projets : son père devient aveugle. Fille unique, elle ne l’abandonne pas et renonce à entrer dans les ordres. Encore une fois, « elle consent à la vie qui vient ». Elle écrit : « les menues circonstances de la vie sont nos maîtres ». Pour Raphaël Buyse, « elle nous indique de ne pas vivre dans le rejet ou la nostalgie ! À quitter le on a toujours fait comme ça ou le « c’était mieux avant, qui tuent l’Église ! ».
Elle sonne donc à la porte du presbytère de l’église Saint-Dominique. Accueillie, elle entre dans le scoutisme en tant que cheftaine en acceptant une invitation du père Lorenzo, alors que rien ne l’avait préparée à un tel engagement. « Elle a 25 ans et elle dit oui, forte de cette attitude qui devrait nous guider : quand on n’a pas de raison de dire non, il n’y a plus qu’à dire oui ». C’est avec le père Lorenzo qu’elle apprend à ouvrir l’Évangile. « Cet homme m’a enracinée dans la terre d’un Évangile simple », écrira-t-elle.
Pour l’orateur de la soirée, dans nos communautés en recherche, dans nos Églises malmenées par les scandales, « il faut aussi revenir à l’Évangile et au Christ ». Madeleine lit l’Évangile, mais aussi Charles de Foucauld et Thérèse de Lisieux, et entreprend des études de travailleuse sociale. Elle comprend que sa mission est d’être là où elle se trouve. « Les couloirs du métro deviennent son cloître et par là elle nous suggère que quand nous sommes là où il faut être on touche le monde ».
Elle rêve de fonder une communauté avec d’autres femmes, mais sans devenir religieuse. L’évêque de Paris consent. Elle perçoit sa communauté comme « un fil dans la robe de l’Église », appelée à « aimer tout ce qui passe », avec un a priori de bienveillance. De dix-huit au départ du projet, le groupe de femmes se réduit à trois lors de sa réalisation. Encore une déroute, mais Madeleine va de l’avant.
En 1933, elle s’installe dans une banlieue communiste de Paris : Ivry-sur-Seine. Avec ses compagnes, elle ouvre une maison, « La Charité », et vit ainsi sa vie de foi au cœur de son action sociale. S’y sentant à l’étroit, elle quitte l’enclos paroissial où la communauté avait vu le jour et loue une maison à côté de la mairie communiste, pour « faire naître, à côté des grands moyens d’évangélisation, de petites communautés simples, fraternelles contagieuses ». Un « tiers lieu », comme on dirait aujourd’hui, pour vivre coude à coude avec le monde, observe Raphaël Buyse.
Madeleine a cette intuition qu’il n’y a pas de lieu défavorable pour vivre l’Évangile. Dans cet esprit, elle défend sans succès les prêtres ouvriers au moment où ils ont été remis en cause par l’Église. « Elle n’est pas entendue, mais elle ne déserte pas ». Encore un clin d’œil ■ (Sba)
Communautés chrétiennes de base
Il y a 50 ans naissait la première « Communauté de Base (CDB) » à Genève. Suite au souffle du Concile Vatican II, quelques couples, inspirés par les communautés de base d’Amérique latine nées dans le sillage de la théologie de la libération, se lancent dans une nouvelle expérience en créant une communauté de base. L’objectif est d’expérimenter une nouvelle manière de vivre en Église.
En 1973, la première communauté, une vingtaine d’adultes et des enfants, se réunit à Chêne sous l’impulsion de l’abbé Edmond Gschwend, d’où son nom : CDB de Chêne. En suivront d’autres, dont celles de Meyrin, Pont-d’Arve, Ecogia et de Nyon, toujours actives.
Aujourd’hui, les CDB genevoises font le bilan de 50 ans d’existence avec les succès: fraternité, amitié, solidarité et soutien mutuel. Et les difficultés: vieillissement sans relève, distance avec les structures de l’institution et manque de ministre. Une déroute ? Les CDB trouveront-elles l’élan nécessaire pour rebondir ?
Texte paru dans le Courrier pastoral de novembre 2023