Là où est l’amour authentique, Dieu est présent, et cela engage les chrétiens à lutter contre toute atteinte à la dignité humaine, écrit l’abbé Alain-René Arbez.
Tous les chrétiens doivent savoir qu’être disciple du Christ n’est pas une situation de confort. D’abord « disciple » veut dire « celui ou celle qui apprend ». Et on apprend tout au long de sa vie, non seulement à partir de l’expérience de la vie, mais à la lumière des Saintes Écritures, premier et nouveau testaments.
Mais disciple veut dire aussi « missionnaire ». Pas au sens étroit de recruteur de croyants, une sorte de prosélytisme comme s’il fallait faire du chiffre. Missionnaire, au sens d’un partage de valeurs essentielles à la vie. Chacun sait que ce n’est pas le nombre d’inscrits dans les registres ecclésiaux qui fait la vitalité d’une Église. Il s’agit donc de repenser ce que signifie évangéliser, annoncer une bonne nouvelle. L’apôtre Paul disait « Malheur à moi si je n’annonce pas l’évangile ! » (1Co9,16). Il y a deux dimensions dans le fait d’évangéliser : annoncer à certaines personnes des réalités qu’elles n’ont pas encore connues dans leur parcours. Et annoncer à d’autres des réalités spirituelles visiblement déjà présentes dans leur existence.
Il y a en effet beaucoup d’hommes et de femmes qui vivent déjà des réalités de grande qualité humaine, sans même savoir qu’elles trouvent sens et inspiration dans la personne du Christ. Pour clore le Concile Vatican II et son souci d’ouverture à tous, le pape Paul Vi disait : « Des hommes pourront être sauvés aussi par d’autres chemins, grâce à la miséricorde de Dieu, même si nous ne leur annonçons pas l’évangile ». En effet, l’Église est le signe dans l’histoire, d’une réalité du Royaume de Dieu qui la dépasse et déborde ses frontières visibles. L’humanité est appelée avec la création tout entière à connaître le Royaume à venir, à la fin des temps. Le Fils de Dieu s’est offert lui-même « pour la multitude », et Paul insiste pour dire que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1Tm2,4).
Ceux qui n’appartiennent pas à l’Église pourront être sauvés parce qu’ils sont membres de l’humanité qui va être sauvée par l’amour de Dieu. Les Pères conciliaires affirment à Vatican II : « ceux qui sans faute de leur part ignorent l’évangile du Christ et son Église, mais s’efforcent d’accomplir dans leurs actes sa volonté qu’ils ressentent par les injonctions de leur conscience, peuvent eux aussi accéder au salut éternel ». Le père De Lubac, théologien du concile disait : « Dieu peut accomplir son salut en qui il veut par des voies extraordinaires que lui seul connaît »cf Hébreux 11,6. Dieu peut amener à la foi, par des voies connues de lui, des hommes qui ne connaissent rien de la Révélation. D’une certaine manière, aimer ce que Jésus a fait, agir dans le même esprit, c’est aimer Jésus et son programme de vie que récapitule sa résurrection.
Dans la foi chrétienne, le mot « salut » est chargé d’histoire et d’approches théologiques multiples. Il s’agit de recevoir de Dieu la vie en abondance pour finalement participer à la vie trinitaire, une vie de communion où chaque personne est mise en valeur dans un lien fraternel avec tous. Berdiaev disait : « notre programme social, c’est la Trinité ! »
Ce parcours de vie n’est pas un « développement personnel », un auto-accomplissement par ses propres moyens. C’est un don gratuit de Dieu qui ne se mérite pas, qui provient de son amour généreux. Ce qui n’exclut pas la nécessité de notre participation personnelle à cette dynamique reçue d’En Haut, ce que les orthodoxes dénomment synergie de la grâce et de la liberté humaine.
Ce salut est plus large que les limites visibles des Églises, car le salut du monde est en mouvement sans dépendre des annonces ecclésiales et de leurs logistiques. La création tout entière, habitée par l’Esprit de Dieu est en enfantement de la réalité à venir. Elle attend, selon l’apôtre Paul « avec un ardent désir, la révélation des fils de Dieu » (Rom 8,18). La promesse du salut est inhérente à la création elle-même et toute la Bible nous indique que le Dieu créateur et le Dieu sauveur ne font qu’un. L’appartenance à la foi chrétienne n’est donc pas une condition exclusive dans le chemin du salut. Il n’y aura pas que des juifs et des chrétiens dans le Royaume de Dieu à venir !
Si l’on distingue la part de Dieu et la part de l’homme dans la problématique du salut, on voit que la part de Dieu est première, elle est fondatrice. On est sauvé par grâce. Comme Dieu veut « que tous les hommes soient sauvés » (1Tim2,4) cela suppose que les bons et les méchants soient tous invités à la noce de l’alliance. (Mt22,10) La part de l’homme ne consistera pas à accumuler des mérites, mais à accueillir ce que Dieu nous donne. Cette dynamique est ouverte à tous, car le chemin des béatitudes proposé par Jésus concerne tous les êtres humains. Heureux serez-vous, vous de toutes cultures, conviction et religion, si vous vous comportez comme des humbles de cœur, généreux, doux, artisans de paix, assoiffés de vérité et de justice : le Royaume de Dieu est à vous !
La grâce de Dieu associée au désir de l’homme de vivre selon les exigences de sa conscience dans l’esprit des béatitudes, c’est ce qui réalise l’engendrement à la vie de Dieu aboutissant en vie éternelle, en valeurs qui ne meurent jamais. Pratiquer concrètement les béatitudes avec ou sans appartenance au Christ apparaît comme un chemin de salut, de vie en voie d’accomplissement. Alors, dans quel but continuer d’annoncer l’évangile ?
Mais annonce-t-on l’évangile « pour que le monde soit sauvé » ou « parce que le monde est sauvé » ? C’est l’amour du Christ, présent dans les membres de son Église – visible et invisible – qui annonce à tous la bonne nouvelle. Cela implique une grande humilité, car l’Église doit reconnaître que le salut n’est pas sa propriété. Elle doit se laisser elle-même évangéliser, car elle n’est l’Église voulue par Jésus que lorsqu’elle est signe de sa présence dans le monde. Les croyants sont des pécheurs pardonnés et donc perfectibles.
Le salut est à l’œuvre dans l’Église, mais il l’a été avant elle et il l’est aussi en dehors d’elle. Le salut est à la fois déjà là, mais aussi à venir. Ce qui invite les chrétiens à une attitude bienveillante envers la multitude des êtres humains, malgré leurs fragilités, leurs errances, leurs défauts et leur face sombre. Le désir d’accomplissement de l’humain, la recherche du vrai et du bien culminent dans l’évangile, mais ce ne sont pas des monopoles de l’Église.
Là où est l’amour authentique, Dieu est présent, et cela engage les chrétiens à lutter contre toute atteinte à la dignité humaine. Le père Varillon disait : « Dieu divinise ce que l’homme humanise ». Voilà qui engage toute communauté chrétienne à être dans la société une véritable figure d’évangile, c’est pourquoi l’Église doit réformer les travers institutionnels qui opacifient son témoignage, lutter contre les abus, les déviances, la mondanisation. Ainsi peut être annoncée la bonne nouvelle du salut offert à tous. L’Église est en charge d’une parole qui est celle de Jésus, et elle a aussi la responsabilité d’une parole sur Jésus. C’est ainsi qu’il est possible de se tenir « prêts à rendre compte de l’espérance qui est en nous » (1Pi3,15)
Abbé Alain René Arbez
image: Photo by Gabriel Lamza on Unsplash
Janvier 2020