Pour les chrétiens, le Carême est une période de prière, de repentir, de purification et de préparation à la fête pascale. L’histoire du Carême chrétien est très ancienne. Selon plusieurs sources, les premiers chrétiens ont commencé très tôt à observer un jeûne de trois jours, du Jeudi saint au matin de Pâques.
Un jeûne de quarante jours existait déjà en Égypte entre la fin du IIIe siècle et le début du IVe siècle, mais il célébrait surtout le jeûne du Seigneur au désert. C’est vers la seconde moitié du IVe siècle, en lien avec la préparation des catéchumènes au Baptême, qu’on vit apparaître la pratique du Carême. Dans un premier temps, il débutait le sixième dimanche avant Pâques. Au VIe siècle, voulant assurer quarante jours de jeûne effectif, et le dimanche échappant à cette pratique, le début du Carême a été fixé au mercredi qui précède le sixième dimanche avant la fête de la Résurrection. Les rigueurs du Carême ont varié selon les époques.
Au IVe siècle, saint Augustin (354 – 430) insiste déjà sur le fait qu’il faut ajouter au jeûne la prière, la générosité dans l’aumône et le faut ajouter au jeûne la prière, la générosité dans l’aumône et le pardon des offenses.
Aujourd’hui, le temps du Carême suit les dispositions du Concile Vatican II : il commence avec mercredi des Cendres et se termine le Jeudi saint. En 2024, la période du Carême débutera le mercredi 14 février avec le Mercredi des Cendres et s’achèvera le 28 mars avec le Jeudi saint.
Pour approfondir le sens du Carême, nous vous proposons un entretien avec l’abbé Alain René Arbez, membre de la Commission mixte judéo-catholique (JRGK) de l’Université de Lucerne. Le Carême chrétien provient directement du judaïsme, souligne-t-il.
LE CARÊME : DES ORIGINES JUDAÏQUES À AUJOURD’HUI
Entretien avec l’abbé Alain René Arbez, membre de la Commission mixte judéo-catholique de l’Université de Lucerne – Curé à Genève
Abbé Alain René Arbez : Le mot carême vient du latin quadragesima, qui signifie 40, chiffre biblique symbolique. En effet ce sont 40 jours de préparation aux fêtes pascales qui célèbrent la Résurrection du Christ. Le Carême chrétien est une pratique de pénitence et de purification qui provient directement du judaïsme : 40 ans de pérégrination du peuple d’Israël dans le désert, en route vers la terre promise. 40 jours de Moïse et d’Elie sur le Mont Sinaï à la rencontre de Dieu, 40 jours de jeûne de Jésus au désert après son baptême pour faire ses choix en affrontant les tentations de Satan.
Dans les siècles passés, le temps du Carême a constitué une période marquante dans la vie concrète des chrétiens. De nos jours, ces exigences se sont considérablement assouplies, comprises de façon souvent désinvolte. Pourtant, Jésus a enseigné à ses disciples une pratique de remise en question de soi reposant sur trois démarches de la tradition juive : la prière, le jeûne et le partage.
L’attitude de repentance est au cœur de la bible hébraïque. Ainsi l’expression pénitentielle « le sac et la cendre » revient souvent dans les témoignages bibliques pour exprimer l’humilité du croyant face à Dieu. Les prophètes Jérémie et Ezekiel annoncent au peuple que s’éloigner du projet de Dieu est une façon inexorable de s’attirer de graves problèmes. Job se couvre de cendres après avoir perdu ses biens et ses enfants, en demandant à Dieu de l’aider à sortir de cette épreuve. Le livre de Jonas nous décrit les habitants de Ninive, avertis des dangers, se couvrant de sac et de cendre pour demander la force de Dieu.
Dans le judaïsme qui irriguait les pratiques des premiers chrétiens, on trouve cette conscience de la fragilité humaine mise au premier plan. La fête principale de la tradition hébraïque est le Yom Kippour ou Grand Pardon. A cette occasion, il est demandé d’aller se réconcilier avec les personnes que l’on a pu offenser. Dieu bénit ceux qui se rendent capables de changer de comportement en se dépassant.
Le Carême chrétien est vécu différemment selon les dénominations et les traditions. Chez les protestants, l’approche ne rejoint pas celle des catholiques et des orthodoxes, pour des raisons théologiques et historiques. Selon la logique de Luther et Calvin, le Carême ne doit pas être une occasion de donner de l’importance aux « œuvres » personnelles. Avec le postulat « Sola Fides, Sola Gratia », le salut est donné inconditionnellement, puisque chacun est touché par la grâce. Ce qui n’empêche pas les protestants de se fixer quelques objectifs de vie durant ce temps qui prépare à Pâques. Période de réflexion sur sa propre manière de vivre, et opportunité d’exprimer des solidarités. Par exemple en participant à l’action œcuménique Pain pour le Prochain et Action de Carême.
Chez les chrétiens orthodoxes, le Carême revêt une importance majeure. Le jeûne et la pénitence sont des pratiques encore aujourd’hui importantes dans la tradition du Grand Carême. Il s’agit de s’abstenir d’aliments comme la viande, les produits laitiers, les œufs, le poisson, l’huile et le vin. La pénitence est considérée comme une véritable guérison spirituelle. Les œuvres de charité ont aussi toute leur place durant cette période. Ce qui conduira à célébrer la Pâque du Christ dans une grande festivité liturgique.
Le jeûne est une pratique que l’on retrouve dans des sphères religieuses très diverses.
Aujourd’hui, la visibilisation du ramadan, liée à l’importance démographique des populations musulmanes en Europe, réactive fortement les images identitaires. Ainsi, le jeûne islamique se présente comme une pratique très différente du jeûne selon la Bible, puisqu’il est intermittent. On jeûne la journée, ce qui peut être éprouvant, mais on se rattrape la nuit avec abondance de nourriture.
En Asie, continent empreint de religiosité, le jeûne pénitentiel tient une place non négligeable. Les traditions hindouistes et bouddhistes l’associent à la dévotion.
Pour les hindouistes, c’est un acte moral et spirituel, car jeûne et pénitence contribuent à purifier le corps et l’esprit. En s’imposant des austérités, on se libère des désirs et des attachements afin d’accéder à la connaissance suprême. Les hindous jeûnent pour demander une grâce aux divinités et sont de ce fait capables de mortifications pour exprimer leur repentir.
Dans le bouddhisme et ses diverses branches, le jeûne pénitentiel est également présent. S’abstenir d’aliments et de boissons purifie spirituellement, renforce la maîtrise de soi et éloigne des désirs sources de souffrances. On considère par là que les actions négatives sont le fruit de l’ignorance et de l’attachement, et seules la sagesse et la compassion pourront permettre de s’en libérer afin d’améliorer son karma.
Le point commun minimal de toutes ces pratiques religieuses semble être l’amélioration de la personne. Le jeûne et la pénitence auraient pour but de recentrer l’individu sur la dimension spirituelle de la vie en renforçant les convictions.
LE SENS DU PARTAGE DURANT LE CARÊME
Abbé Alain René Arbez : Les pratiques pénitentielles présentes dans les religions ont pour effet de créer publiquement un questionnement opportun sur la fragilité humaine. Cela, malgré les prétentions technocratiques à l’heure de l’intelligence artificielle et de l’humanité « augmentée ». En ce qui concerne le Carême des chrétiens, l’effondrement des pratiques religieuses en Occident et l’effacement des rituels n’empêchent pas que ce message, même minoritaire, touche des consciences en attente de réponses à leurs questionnements existentiels.
La marche du monde, les tragédies collectives, les revendications de dignité… Tous ces signaux à décrypter urgemment face à l’avenir peuvent encourager à retrouver le sens ultime de la vie humaine, l’espérance de la résurrection où la vie l’emporte sur la mort, et où le bien triomphe du mal. Le jeûne nous alerte par rapport aux attitudes alimentaires : nous ne dépendons pas seulement de besoins physiologiques, mais de choix au niveau du désir et de la conscience des valeurs. Pour les premiers chrétiens nourris de tradition biblique, le partage faisait toute la différence avec les mœurs païennes. Le temps du Carême nous donne aujourd’hui les moyens concrets de faire grandir notre qualité de vie, à travers la prière, la remise en question des comportements, la solidarité active. Tout est là pour nous rendre plus réceptifs à la Parole de Dieu, lumineuse d’actualité.
Texte paru dans le n° 19 de REGARD – février 2024
Crédits images – origines du carême : Godong
Portrait Alain René Arbez – ECR