Depuis l’été 2023, le dessinateur de presse Gérald Herrmann collabore avec l’Église catholique romaine à Genève (ECR) pour l’illustration des campagnes d’appel au don. Il se confie dans cette interview.
Gérald Herrmann est né à La Chaux-de-Fonds en 1958, il est arrivé à Genève après son bachelor. Après des études de Lettres, il a enseigné l’allemand au Cycle et n’envisageait pas de devenir dessinateur de presse. Pourtant, au Collège, il s’était déjà amusé à caricaturer ses profs, puis devenu professeur, il illustrait parfois les épreuves communes d’allemand du canton. « Quand j’avais 27 ans, j’ai été contacté par un ami qui travaillait à L’Impartial et qui m’a proposé de faire des dessins de presse pour son journal. Je me suis dit : mais c’est bien sûr ! »
Autodidacte, il estime avoir eu « une chance infinie ! » « Le dessin de presse était en train de s’éveiller. Avec Burki, Barrigue, Pécub il devenait à la mode et les dessinateurs manquaient. J’ai envoyé quelques dessins aux journaux romands et Le Courrier m’a répondu positivement. J’étais mauvais, mal payé, mais si reconnaissant d’être publié ! C’est grâce au Courrier que j’ai pu m’améliorer ». Par la suite il a dessiné aussi pour La Liberté, L’Hebdo, la SonntagsZeitung, La Tribune de Genève et Le Monde. Aujourd’hui, à l’âge de la retraite, il dessine toujours pour ces deux derniers titres. Il a par ailleurs publié une dizaine d’albums.
En 40 ans de carrière, il estime avoir eu la chance de vivre « l’âge d’or du dessin de presse romand », dans les années 90, « avec une génération spontanée de dessinateurs, parmi lesquels Chappatte, Mix & Remix, Burki et Barrigue. Il y avait entre nous une émulation exceptionnelle ».
Gérald Herrmann : On pourrait dire que cela a commencé par un malentendu : j’avais compris que c’était seulement pour un dessin, alors que vous en vouliez beaucoup plus ! En fait, si j’ai accepté c’est d’abord parce que vous me l’avez proposé, ce qui à mes yeux n’est pas anodin. En effet, il y a souvent des incompréhensions entre les Églises et les humoristes et le simple fait que l’Église catholique me propose de dessiner pour elle est un signe d’ouverture qui m’a touché. Et puis, c’est une gageure intéressante. À la suite de cette proposition, je suis venu participer à vos rencontres et j’ai été témoin d’une belle ouverture d’esprit. Je dirais même qu’elle m’a épaté. Quand j’ai proposé une première série d’esquisses, j’ai pensé que certaines vous déplairaient, je pressentais des « ah non, ça on ne peut pas ». L’autodérision est difficile et il y a souvent des craintes quand on aborde la religion. J’ai senti que nous étions sur la même longueur d’onde. Être humoriste c’est être rusé, faire accepter à l’autre ce qu’il n’a pas envie d’accepter, mais en l’occurrence je n’en ai pas vraiment eu besoin. J’ai senti une liberté totale, grâce à votre ouverture.
Je suis l’actualité et je lis beaucoup ! Mon iPad m’indiquait hier que j’avais sept heures de lecture et ce n’est que mon iPad ! Je choisis mon sujet de dessin en fonction des titres principaux du journal et en toute liberté. Il est toutefois judicieux de choisir un sujet que les lecteurs connaissent et si possible « brûlant », car plus le thème touche les personnes plus leur réaction sera vive. La première qualité d’un bon dessin est un bon sujet. Cela vaut aussi pour l’Église.
Aujourd’hui je ne crains plus la panne, la page blanche. J’ai toujours deux ou trois idées. Avec le métier, on apprend à ne plus être nul, dans le pire des cas on est médiocre. Un autre côté que j’apprécie est le fait que je ne sache toujours pas comment faire un excellent dessin. Donc je garde cette envie de me surprendre et j’ai encore parfois de bonnes surprises.
On peut rire de tout, mais pas n’importe où, pas n’importe quand, pas avec n’importe qui et pas n’importe comment. Voilà mes règles.
Le « quand » est très important. Si on rit lors d’un enterrement quand tout le monde pleure, cela envoie aux participants le message : « je ne suis pas avec vous » ou pire « vous êtes ridicules ». C’est l’un des grands interdits. Il faut respecter ces moments. La seule fois où je n’ai pas fait de dessin c’était le 11 septembre 2001. Il était impossible de faire de l’humour sur les attentats le jour même. Plus tard, j’ai fait des dessins sur ce sujet, mais en respectant un timing. À partir d’un certain moment, le dessinateur peut accompagner les personnes dans un deuil et le rire peut redevenir cette semence de vie qui renaît.
Une autre règle importante est le « comment ». Pour moi il y a deux formes d’humour. L’humour inclusif et l’humour excluant. Vis-à-vis du lecteur musulman par exemple, je peux essayer de me moquer de certains interdits de sa religion. Je sais qu’il ne va pas aimer, mais aussi que s’il perçoit que je le fais avec respect, il me le pardonnera. Les musulmans refusent par exemple que l’on dessine Allah, pourtant je le fais, mais en faisant dire des choses intelligentes à Allah. Ainsi ils ne savent pas s’ils doivent être énervés ou flattés. Ce moment d’hésitation entre être fâché ou amusé est essentiel. Si la personne sourit, c’est gagné : j’aurai grignoté un espace de liberté d’expression! Et je crois que c’est la plus belle tâche sociologique de l’humoriste. J’ai appris à agir par mithridatisation en allant un peu plus loin à petites doses, comme un enfant devant les interdits des parents. Je crois qu’après 40 ans de métier, je reste le sale gamin qui essaye de savoir jusqu’où il peut aller avant de recevoir une taloche, ou encore mieux, d’être assez rusé pour ne jamais la recevoir.
Les personnes confondent parfois dessin de presse et Charlie Hebdo. Dans les journaux satiriques comme Charlie Hebdo, le dessinateur travaille dans un contexte où tout le monde « est de la même bande », tout comme le public. Mais la plupart des dessinateurs de presse ne sont pas dans cette situation. Dans un journal tout public, je m’adresse aussi à ceux qui ne pensent pas comme moi. Je dois aller les chercher d’une manière respectueuse et inclusive. Et c’est ça qui est intéressant : faire passer au lecteur un message qu’il n’a pas envie d’entendre en essayant de créer du « nous » et pas du « moi contre eux ». Peut-on rire de tout ? Oui, mais, il y a des sujets plus difficiles : les pauvres, les faibles, les minorités, les femmes actuellement et la religion. C’est une inversion par rapport au passé. Il y a 200 ans, le crime majeur était le crime de lèse-majesté. Nous sommes donc passés de l’interdit de nous moquer du fort à celui de nous moquer du faible. La mode du politiquement correct a encore accéléré ce processus.
Par essence, l’humour est anti-religieux, plus encore que la religion est anti-humour ! La religion élève, le rire rabaisse. Il y a un rapport conflictuel depuis toujours entre les deux. Actuellement, je pense que le christianisme vit une relation plus apaisée avec l’humour. Je perçois une compatibilité retrouvée. Des dangers aussi : certains chrétiens se sont rendu compte que l’intimidation exercée par les musulmans a fonctionné et a produit une forme d’autocensure chez les humoristes. Il y a donc des tentations d’aller dans le même sens. Pour cette raison aussi, je suis content de travailler pour un organe catholique : c’est une façon pour moi d’amener mon grain de sable, de profiter d’un espace au moment où j’observe un certain rétrécissement de la liberté d’expression. Mon but suprême et mon bonheur seraient que les gens deviennent de plus en plus tolérants les uns envers les autres.
Article paru dans le Courrier pastoral d’octobre. Interview réalisée en septembre 2023