Le 11 février 2013, le monde était secoué par l’annonce inattendue des démissions du pape Benoît XVI, décédé le 31 décembre dernier. En sa mémoire, nous vous proposons un article de l’abbé Alain René Arbez qui reprend la thématique du pape Benoît XVI sur le lien indispensable entre raison et foi.
Les anticléricaux, les antireligieux, et spécialement les anticatholiques en rage contre les dogmes, citent souvent la fameuse phrase : « credo quia absurdum », « je crois parce que c’est absurde ! » attribuée à tort à Tertullien. Le but étant de démontrer par là que la foi est une démarche irrationnelle, et que toute croyance autre que scientifique ou idéologique est un leurre.
Mais il y a un problème : Tertullien n’a jamais écrit cette phrase, et lui qui donnait de l’importance à la raison n’aurait jamais pu formuler un tel déni ! Au fil du temps, cette formule est devenue un marqueur polémique, à tel point que Voltaire, en rage contre l’Eglise, l’a utilisée en l’attribuant à …St Augustin. Les existentialistes l’ont abondamment citée.
Le pape Benoît XVI, qui vient de nous quitter, a développé une position chrétienne mettant en valeur la raison, présente dans la démarche de foi. Car si la foi peut sembler irrationnelle à certains rationalistes, elle n’est en pas moins raisonnable aux yeux des croyants. Tout en respectant la simplicité du cœur, l’Eglise ne fait pas la promotion de la foi du charbonnier. Même Michel Onfray a évolué sur le sujet et il comprend aujourd’hui l’attitude du croyant qui estime crédible la présence de Dieu dans la vie du monde, ceci, d’autant plus que lui-même ne partage pas cette approche.
Pourquoi attribue-t-on à Tertullien, célèbre père de l’Eglise, une phrase hostile à la raison ? Dans son ouvrage « De carne christi », Tertullien réagit essentiellement contre les positions extrêmes de Marcion, un hérésiarque du 2ème siècle. Ce chef religieux dissident croit à la divinité de Jésus, mais il refuse son humanité. Pour lui, l’humanité du Fils de Dieu fait désordre.
Tertullien argumente donc dans son traité pour montrer que Marcion passe à côté du mystère de l’incarnation du Verbe de Dieu tel que le présente St Jean dans le 4ème évangile. Car St Jean, dans son prologue, réagit aux idées grecques lorsqu’il affirme que le Logos s’est fait chair. Ce qui est inacceptable pour les esprits rationnels inspirés par les philosophes grecs. Selon eux, l’homme étant une étincelle divine tombée du ciel dans un corps méprisable, Dieu ne peut avoir eu la mauvaise idée de s’incarner dans un être humain, appelé Fils de Dieu, qui de plus, est mort crucifié et est ressuscité !
Marcion reprenant cette logique, rejette l’humanité de Jésus. Dans la même foulée, il récuse tout l’ancien testament considéré comme charnel et obsolète, pour n’admettre que le nouveau, perçu comme spirituel. Cette posture est une des bases de l’antijudaïsme qui a obscurcit l’histoire. Pour ces interprétations docétistes et gnostiques, Marcion a été excommunié par l’Eglise.
C’est précisément dans ce contexte que Tertullien réagit fermement en écrivant De carne Christ (De la chair du Christ) où une phrase précise a été détournée de son sens : « prorsus credibile est quia ineptum est », ce qui ne signifie pas « je crois parce que c’est absurde » -sorte de suicide intellectuel – mais : « je crois parce que cela dépasse les limites humaines ».
En d’autres termes, le Fils de Dieu est mort, ceci est crédible, car cela ne convient pas aux conformités restrictives de l’esprit humain. Dans un autre écrit Tertullien considère cependant que rien ne doit être cru inconditionnellement. Ce qui ne l’empêche pas de s’inspirer d’Aristote pour lequel quelque chose a des chances d’être vrai s’il s’agit d’une affirmation incroyable, car l’esprit humain façonne ses idées selon sa convenance. « Les hommes croient aux choses qui sont vraisemblables. Si une chose est incroyable et invraisemblable, elle peut être vraie, puisque ce n’est pas en raison de sa probabilité que nous la croyons » (rhétorique II, 23, 1400a 6-9).
Ainsi, Tertullien s’oppose à Marcion et à d’autres postures hérétiques qui nient l’incarnation jugée non conforme aux acceptions dominantes. Il se situe clairement dans la pensée de l’apôtre Paul qui affirme que « Dieu choisit ce qui semble insensé dans le monde pour confondre ce qui se prétend sage » (1 Co 27). En effet, la sagesse de ce monde s’avère impuissante à sauver l’être humain, alors que la crucifixion de Jésus, inconvenante aux yeux des sages qui font l’opinion, ouvre une ère nouvelle de salut dans l’humanité.
Au début du 2ème s. Ignace d’Antioche mettait lui-même les croyants en garde face aux dérives de la critique païenne du christianisme, en particulier dans tout ce qui nie la matérialité des faits au nom de croyances éthérées :
« Soyez donc sourds quand on vous parle d’autre chose que de Jésus Christ, de la race de David, fils de Marie, qui est véritablement né, qui a mangé et qui a bu, qui a été véritablement persécuté sous Ponce Pilate, qui a été véritablement crucifié, est mort, et aux regards du ciel, de la terre et des enfers, qui est aussi véritablement ressuscité d’entre les morts ».
Dans un tel contexte, Tertullien ne peut donc pas être l’auteur d’une apologie de l’absurde, et la phrase qui lui a été attribuée comme étendard obscurantiste contredit son combat pour la raison éclairée. Il a simplement rappelé dans son traité De carne Christi que l’inattendu et la nouveauté ont une place dans la vie du monde, et aussi que la présence active de Dieu aux côtés de l’humanité peut surprendre. Croire que l’on sait tout, que l’on a déjà tout vu et tout déterminé n’est pas raisonnable ! L’actualité nous suggère même que cela est dangereux.
Abbé Alain René Arbez, 2023
Image: Vatican News