Dans le récit des tentations dans le désert (Mt 4,1-11), lu le 1er dimanche de Carême, le diable tente Jésus.
Le démon représente les forces du mal qui nous éloignent de Dieu. Aux pièges du diviseur, le Christ oppose par trois fois la Parole de Dieu. Tout être humain est éprouvé par le mal à un moment ou un autre de son existence. Mais que penser aujourd’hui du diable ? Existe-t-il ? Et que signifie pour nous le combat de Jésus dans le désert contre les tentations du démon ?
Nous en avons discuté avec le père Bruno Fuglistaller, religieux jésuite et prêtre à Genève. Il travaille pour le service qui regroupe la catéchèse, le catéchuménat d’adulte et la formation. Il collabore à l’Atelier œcuménique de théologie (AOT), où il enseigne.
Entretien avec le père Bruno Fuglistaller, S.J.
Bruno Fuglistaller : Le mal existe. Il y a un mal qui vient des mauvais agissements de l’être humain, mais il y a aussi un autre mal qui ne vient pas de l’homme : les tremblements de terre, les maladies, etc. La grande question est de savoir d’où vient ce mal, puisque le monde a été créé par Dieu et que Dieu est bon. La théologie essaye de répondre à la contradiction entre une création qui a été voulue bonne par Dieu et l’expérience d’un mal présent. Le diable est la figure de cela.
Dans la Bible, dont les livres ont été écrits à des époques différentes, l’image du diable évolue. Il est tantôt l’accusateur, le diviseur, le tentateur… Dans l’Ancien Testament, il peut être un adversaire humain, il est par exemple opposé au roi Salomon dans le premier livre des Rois au chapitre 11 (« Le Seigneur suscita un adversaire à Salomon »). Il est aussi un membre de la cour céleste dans le livre de Job. Dans le livre du prophète Zacharie, au chapitre 3, il est l’accusateur, c’est encore un autre aspect. Dans le jardin d’Eden, l’être humain fait l’expérience de la tentation, avec la figure du serpent.
La figure du diable reste néanmoins fondamentalement insaisissable et il y a une discussion sur sa nature. Des théologiens se demandent si le diable est une personne. Bernard Sesboüé ou Karl Rahner affirment ainsi que l’on ne peut pas dire que c’est une personne ni le contraire. Car ce qui constitue une personne est la capacité de relation, or le diable est dans le refus définitif de la relation avec Dieu, mais le refus complet de relation est en soi une relation !
La théologie est de toute façon un balbutiement humain pour parler de réalités qui sont au-delà de ce que nous pouvons dire avec nos mots. Elles échappent à nos définitions et nos catégories. Nous ne devons pas oublier que Dieu a créé le monde visible et invisible, il y a dès lors une partie de la création qui nous échappe. Les anges sont des messagers de cet invisible. Ils nous permettent d’entrer en relation avec Dieu, avec ce qui nous échappe, de faire l’expérience de la proximité de Dieu. En effet, Dieu étant totalement autre, ils sont des intermédiaires pour nous en approcher. Mais de nouveau ce sont nos mots humains pour dire des réalités qui sont au-delà des mots. Ce sont d’abord des expériences que nous faisons. D’un point de vue chrétien, c’est vraiment l’incarnation qui nous ouvre à la compréhension de Dieu.
Le cardinal Ratzinger (devenu pape sous le nom de Benoît XVI) parlait de Satan comme d’une non-personne. Paul VI a situé la question du diable comme « l’interprétation chrétienne du mal », alors que Jean Paul II a parlé du mal en évoquant des structures de péché, animées par un égoïsme forcené qui permet l’existence de structures mauvaises, comme l’exploitation, à l’opposé de la solidarité. Le pape François a souvent évoqué le diable.
Le mal existe et on en fait l’expérience. Le diable, et donc le mal, est essentiellement l’absence de relation avec Dieu, avec les autres, le repli total sur soi au détriment des autres. Alors que Dieu est relation. Il est Père, Fils et Esprit, une relation positive qui déploie de la vie.
Le diable avec des cornes et des pieds fourchus est une représentation, une manière de manifester ce que d’aucuns expérimentent. Je ne suis pas exorciste, mais de rares expériences de l’ordre du démoniaque sont possibles. L’Évangile selon Matthieu nous dit que « Jésus fut conduit dans le désert par l’Esprit pour y être mis à l’épreuve par le diable. Après avoir passé quarante jours et quarante nuits sans manger, Jésus eut faim. Le diable, le tentateur s’approcha de lui ». Le récit évoque trois tentations spécifiques.
Cet épisode des tentations du Christ est l’un des rares textes où le diable est présenté comme quelqu’un. Le diable demande à Jésus de transformer les pierres en pain et donc de se détacher de ce qui fait nos contraintes humaines, le besoin de manger et de gagner notre pain. Le diable demande ensuite à Jésus de se jeter du sommet du temple et donc de renoncer à la limite humaine de la mort et de la finitude. Puis, le diable fait miroiter à Jésus un immense pouvoir s’il l’adore lui et renonce à sa fidélité et sa relation à Dieu.
Une des manières de comprendre les tentations du Christ est de cerner la volonté du diable de pousser le Christ à se défaire de l’humanité qu’il a assumée. Jésus accepte d’être soumis à la tentation afin de sauver toute l’humanité du péché et de la mort. Ces tentations sont très actuelles pour nous, car on vit dans un monde qui nous promet le bonheur par une consommation sans limites et la possession. Un monde qui méprise les faibles et qui glorifie la toute-puissance de certains personnages qui brassent des milliards. La soif de pouvoir et de domination sans limites est souvent la cause de bien de maux. Par ses réponses au diable, le Christ nous dit qu’il a pleinement assumé notre humanité et ses limites. Il répond au démon en citant les Écritures. Sa réponse est la relation à Dieu.
Par l’incarnation Jésus est semblable à nous en toute chose sauf le péché. Le fait qu’il ait connu la tentation est extrêmement important, puisqu’elle fait partie de notre expérience humaine. L’enjeu pour nous est d’y répondre, comme le fait le Christ, par l’Écriture, dans notre relation à Dieu.
Avec les Écritures nous avons accès à la Parole de Dieu. Il s’agit de faire l’expérience de comment Dieu me parle, de comment j’entre en relation avec Dieu, de comment je laisse cette parole éclairer ma vie, mettre de la lumière, pour prendre des décisions éclairées, choisir le bien. Il s’agit d’un combat positif, car le but du rejet du mal est de faire le bien.
La tentation vient de la confrontation à notre finitude et aux contraintes de notre condition humaine. Par cela je ne veux pas dire qu’il faut vivre dans la résignation ! Une certaine insatisfaction est certes stimulante et permet des progrès importants : la science et nos connaissances avancent grâce à cela. Dépasser les limites n’est pas mauvais en soi! Mais tout doit se développer dans la relation aux autres et à Dieu, pour rester humain ! C’est la relation qui sauve.
L’aumône, la prière et le jeûne sont des manières de mettre en cause nos rapports à l’argent, la nourriture ou le pouvoir pour les tourner vers l’essentiel, le partage et la relation. Jeûner c’est savoir se priver pour les autres, la prière est la relation à Dieu et l’aumône est le partage. L’enjeu est toujours la relation : comment promouvoir et renforcer la relation à Dieu et à l’autre, car c’est toujours dans la relation au frère et à la sœur que je peux rencontrer Dieu.
Le Carême permet de réfléchir au sens que l’on donne à notre finitude. Le diable est celui qui essaye de nous faire croire que la finitude est uniquement négative, avec la tentation de nous replier sur nous-même, de nous désintéresser des autres. Alors que si l’on s’ouvre à l’autre, à Dieu, une fécondité se met en place.
Dieu n’exige pas que nous soyons irréprochables pour nous aimer. Il nous tend toujours la main. Même devant le mal et le péché, il y a toujours la possibilité de renouer la relation avec Dieu. C’est le sacrement de la réconciliation. Nous croyons que le mal existe, mais qu’il n’a pas le dernier mot.
Entretien paru dans le n° 15 du journal REGARD (février-mars 2023) de l’Eglise catholique romaine à Genève
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