Dans le cadre de son partenariat avec les Églises protestante et catholique de Genève, le rayon Religions & Spiritualité de Payot Libraire accueille désormais les rencontres œcuméniques « Un auteur, un livre : Partager le plaisir de lire et de penser la foi». Un samedi par mois, elles permettent de rencontrer l’auteur d’ouvrages récents et d’échanger avec lui. Le premier invité de cette nouvelle année 2019 était, le 12 janvier dernier, Rémi Brague, professeur de philosophie à la Sorbonne et auteur, entre autres, de « Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres ».
Axée sur le christianisme, mais avec des références à l’islam et au judaïsme, le livre « Sur la religion » de Rémi Brague est une réflexion poussée sur le fait religieux en tant qu’il instaure facilement, de nos jours, un climat de peur et d’extrémisme, et plus généralement sur ce que la religion, quelle qu’elle soit, influence ou met en perspective au niveau de l’humanisme et de l’humanité.
Il importe d’essayer d’y voir un peu clair. Poursuivant le travail d’élucidation qu’il a entrepris depuis une dizaine d’années, Rémi Brague s’est interrogé sur la légitimité même du terme « religion », puis sur le contenu propre des religions – avant tout sur celui des « trois monothéismes ». Qu’est-ce que la religion nous dit de Dieu, et de l’homme en tant qu’il est doué de raison ? Qu’est-ce qu’elle nous dit d’autres domaines de l’humain comme le droit, la politique ? En quoi garantit-elle – ou menace-t-elle – la liberté morale, sinon l’intégrité physique, des individus ?
Cette conférence a donné lieu à quelques questions – le temps imparti était compté. Nous n’en retiendrons donc qu’une à laquelle Rémi Brague a répondu avec la même clarté dont il a fait preuve dans son ouvrage.
Réponse de Rémi Brague: Oui, ça peut marcher à condition que la représentation que nous nous faisons du bien commun soit justement indépendante des affiliations religieuses. Il faut que la conception du bien commun puisse être commune à tous. La difficulté n’est pas le bien en soi, c’est qu’il soit reconnu comme commun. Il faut donc que l’on ait une ou des religions dans lesquelles l’idée du bien soit indépendante ou préexiste à ce que détermine la religion.
Il n’y a pas de morale chrétienne. Qu’est-ce que j’entends par là ? Il n’y a pas de commandements spécifiquement chrétiens. Qu’est-ce que le christianisme paulinien a gardé des 613 commandements que le judaïsme rabbinique distingue dans la Torah ? Il n’en a gardé que dix. Les fameuses Dix Paroles, le Décalogue, ce qu’on appelle couramment les Dix Commandements. Mais qu’est-ce que ce Décalogue sinon une suite de banalités, de grandes platitudes. Imaginons une société dans laquelle il ne serait pas proposé de ne pas s’entre-égorger, de ne pas s’entre-voler, de ne pas s’entre-cocufier, de porter des faux témoignages, de regarder d’un œil envieux la vache, l’âne, le serviteur ou la servante de son prochain. Les commandements chrétiens sont une sorte de kit de survie de l’humanité.
Ce que le christianisme apporte, c’est premièrement l’approfondissement en direction de l’intention. Il ne suffit pas de ne pas coucher avec la femme de son voisin, il ne faut même pas la regarder d’un œil plein de convoitise. Et puis il y a l’élargissement de ce que j’appellerai le point d’application. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Si vous vous penchez sur le Lévitique, vous vous apercevrez que cela veut dire : « Tu aimeras ton prochain, ton coreligionnaire comme toi-même. Tu aimeras le membre de ta communauté comme toi-même ». Le christianisme, pour sa part, fait sauter toutes les barrières. Comme l’a dit Paul, il n’y a plus ni grecs ni juifs, ni hommes ni femmes, ni maîtres ni esclaves. Cela ne signifie pas que tout cela cesse d’être, cela veut dire que cela perd de sa pertinence. Le christianisme n’explique pas comment il faut manger, s’habiller, faire sa toilette, ou passer ses vacances. Il confie tout cela à l’intelligence. Le christianisme fait confiance à l’intelligence de l’homme quant à la manière dont il doit se comporter. Le christianisme n’a donc pas de problème avec la notion de bien commun. Il faut demander aux autres religions si elles conçoivent un bien qui serait indépendant, antérieur au mode d’emploi de la vie humaine qu’elles proposent.
La balle est dans le camp des diverses religions qui devront s’interroger sur ce sujet. Il y a chez Descartes une phrase qui pour nous semble une évidence : « nous sommes hommes avant que d’être chrétiens ».
Pascal Gondrand