Martin Steffens, philosophe et auteur prolifique publie avec son collègue Pierre Dulau un essai engagé sur les dérives d’une société sans visage à l’aune de la pandémie. Les deux philosophes interrogent la crise actuelle sous l’angle social, anthropologique et philosophique tout en démontrant son impact sur les relations sociales.
Le visage met la relation au centre. L’expression couramment utilisée de « face à face » en donne un bel exemple. Or, nous assistons aujourd’hui à « une éclipse du visage humain [qui] touche […] jusqu’aux aspects anthropologiques et spirituels de notre expérience du monde ».
Une invisibilisation du visage provoquée par la pandémie et l’injonction omniprésente au port du masque soutient Martin Steffens lors de la rencontre en ligne un auteur, un livre, du 14 septembre dernier. Ces rendez-vous réguliers, organisés par les Eglises catholique et protestante de Genève, offrent un espace de réflexion et de discussion bienvenu dans une société en perte de relations, comme le déplore l’auteur dans son essai Faire face : le visage et la crise sanitaire.
L’Occident s’appuie sur deux principes, ou « deux jambes » pour reprendre les termes du philosophe : l’unicité de la personne dans ce qu’elle a de singulier et sa liberté, sans pour autant être déliée des autres. Tout dans le visage humain exprime ces deux principes. D’un côté, la physionomie de chacun est unique et constitue son identité, d’ailleurs utilisée pour la reconnaissance faciale. Ce visage que nous croyons posséder ne nous appartient en fait pas. Il est paradoxalement la seule partie de notre corps que nous ne pouvons voir. Ce n’est que dans la relation qu’il nous est restitué. Par exemple, sous la forme d’un sourire. L’auteur avance donc que derrière nos masques nous sommes devenus des esclaves, traduit par le terme grec d’aprosopon et signifiant littéralement « sans-visage ». Collectivement ef-facés, la vie n’est plus consacrée qu’à sa propre conservation.
Les deux auteurs n’hésitent pas à recourir à l’étymologie pour pousser à penser la crise. On découvre, entre autres, une racine analogue à communauté et immunité. Le premier vient du latin comunus, dont le « co- » exprime toujours une idée de partage, puis de munus, désignant la dette. Comprise aussi comme le don reçu, celui qui nous donne envie de redonner à d’autres.
La communauté existe donc lorsque nous avons conscience du don reçu et que cela nous met en état de redonner à autrui. Le terme d’immunité, quant à lui, manifeste le contraire. Le I-munus désigne le fait de vouloir se protéger de ce don parce qu’il y a, dans la relation à autrui, dans la communauté en général, une possibilité que l’autre porte non plus la vie, mais la mort. A cause de cela, nous adoptons une stratégie d’immunité dans laquelle on se protège des autres et de la relation.
L’immunité absolue annoncerait donc une volonté de passer d’une communauté de partage à une autre plus inhospitalière. Martin Steffen conclut néanmoins sur une note plus positive : « Restons attentifs aux belles choses que nous accorde encore ce monde. Notamment le don et le pardon qu’offre le christianisme. La crise a produit son lot de souffrances, mais nous en aurons fait une occasion d’aimer encore plus fort ».
Myriam Bettens, septembre 2021
Image: couverture du livre « Faire face »