Les milieux protestants ont longtemps affirmé que l’Église catholique avait interdit par principe la lecture de la bible.
Cette posture éminemment critique provient du lointain contexte de la Réforme lors duquel le moine augustin Martin Luther a lancé à juste titre sa protestation contre les abus d’une cour pontificale corrompue, avec le scandale de la vente des indulgences. C’est sans doute son amour de l’Église sainte qui incitait le religieux allemand à mettre en évidence les turpitudes humaines laissant imaginer que le salut éternel peut s’acheter. Luther se situait ainsi dans la suite spirituelle du prêtre Jean Gerson qui, déjà un siècle plus tôt, désignait l’Église comme « semper reformanda ». Le juriste Jean Calvin par la suite a repris à Genève cette ligne mettant en lumière la gratuité du salut en Jésus Christ, et il a dénoncé le trafic des vraies et fausses reliques dont la vénération faisait dériver les fidèles vers des croyances de superstition.
À leur manière, les deux réformateurs ont combattu le pélagianisme de retour au sommet de l’Église (l’hérésie pélagienne affirmait au 4ème s. que l’homme peut être l’artisan de son propre salut). Il est pourtant clair que l’Église n’est pas son propre but en elle-même, et que ses ministres sont des serviteurs du Christ qui seul en est le véritable chef.
L’optique de ces réformateurs était donc de recadrer la centralité de la Parole de Dieu, conviction aujourd’hui partagée par protestants et catholiques. À la suite du Concile Vatican II, une déclaration commune sur « la justification par la foi » est venue en 1998 mettre un terme à ces dramatiques dissensions du 16ème siècle ayant provoqué la fracture dans l’Église et instauré des malentendus théologiques tenaces.
Le débat se prolonge régulièrement de nos jours lorsque l’on entend encore dire que « l’Église catholique interdit de lire la Bible ». Des affirmations accusatrices, provenant de milieux anticatholiques, relancent souvent cette polémique stérile pour opposer frontalement parole de Dieu et tradition ecclésiale…Il faut donc nécessairement vérifier l’historicité et la fiabilité de ces accusations. En d’autres termes, est-il crédible de penser que l’Église catholique soit désireuse de priver durablement ses membres d’une connaissance de la Parole de Dieu ?
Pour éviter les clichés, il faut pénétrer les circonstances historiques qui ont vu au cours du temps diverses postures se succéder autour de la lecture de la bible. Était-ce structurel ou seulement conjoncturel ? Les périodes examinées offriront les éléments factuels de discernement indispensables pour analyser cet enjeu fondamental : le libre accès à la Parole de Dieu par le public chrétien.
Mais il est vrai que la position catholique a toujours recommandé sinon exigé l’accompagnement éclairé de ces lectures, alors que les courants littéralistes estiment que lire la bible se limite à une pieuse démarche individuelle cautionnée par l’Esprit Saint…Repli qui en soi opère une rupture avec la pratique antérieure du peuple juif, duquel les chrétiens ont reçu les Écritures, et chez lequel la lecture de la Parole est toujours communautaire grâce aux interprétations érudites des spécialistes. La tradition orale n’est jamais séparée de la tradition écrite.
Selon les divers courants religieux dans l’Israël antique, des règles existent pour l’accès aux récits bibliques. Les lévites assurent une supervision dans l’accès aux saintes Écritures. Un livre, le « lévitique », porte leur nom et édicte des principes.
À certaines époques, il est effectivement arrivé que l’Église interdise momentanément la lecture ou la possession des Écritures saintes, mais pour des raisons ponctuelles et objectives : lorsque la traduction était de mauvaise qualité, ou lorsque aucune note explicative n’accompagnait les passages nécessitant un guidage de compréhension.
Cette restriction s’explique par les étapes les plus sombres de l’histoire européenne, alors que surgirent des troubles sociaux, des révoltes suivies de meurtres, de pillages, de destructions, déclenchés à partir d’interprétations littérales de la bible par des prophètes autoproclamés pensant précipiter la venue du Royaume de Dieu. On pense aux multiples jacqueries et aux conflits de pouvoir ayant dégénéré.
Afin d’éviter la spirale périlleuse de la violence, l’Église a parfois interdit de façon limitée les lectures bibliques sujettes à ce type de déchaînement. Mais cette limitation localisée et temporaire n’a jamais été absolue, ni indûment prolongée. En effet, la pratique générale de l’Église a été de diffuser publiquement la Parole de Dieu, en particulier au cours des célébrations. Mais aussi depuis que son magistère (par le pape Damase) a fixé le canon officiel de la bible, et donc l’autorité de la Parole, au 4ème s. à partir des traditions orales et par la sélection des nombreux textes en circulation. Quant au canon des Écritures hébraïques, il était déjà universellement reconnu vers 250 ap. JC.
Le plus ancien document pédagogique sur le vocabulaire biblique date de 768, c’est le glossaire de Reichenau. Il offre une correspondance entre les mots latins de la Vulgate et les termes français équivalents.
Les psaumes, prière juive quotidiennement pratiquée par l’Église, surtout dans ses monastères, sont traduits en 1100 en Angleterre, en langue française, par des religieux de Cantorbéry, ce qui constituera le psautier du Moyen-Age. À leur suite, des moines de Normandie traduisent en français certains livres de la bible sous forme versifiée, très prisée à l’époque : le cantique des cantiques, le psautier, les livres des Rois, Samuel, les Juges, les Macchabées, la Genèse. La bible en vers de Hermann de Valenciennes reçoit un succès populaire.
Au 12ème s. le Concile de Toulouse a-t-il interdit par principe la lecture de la bible ? La réalité est différente. Avec la diffusion des idées cathares qui propageaient une subversion sociale en opérant une distorsion des Écritures, le concile interdit la popularisation de la bible en langue vernaculaire, mais maintient intacte la lecture de la bible latine et grecque. Précisons que cette limitation n’était valable que pour une partie du sud de la France touchée par l’hérésie albigeoise, et limitée aux possessions du Comte de Toulouse qui jouait double jeu face à l’extension des troubles politico-religieux. Dès que les dégâts du catharisme prirent fin dans la région, l’interdiction fut levée.
Une bible en français, 13ème s. C’est en Terre sainte que cette traduction française voit le jour, vers 1250. En plein Moyen-Age, la bible en français est contemporaine de St Louis. À la même époque apparaît la « bible riche de Tolède » (biblia rica) rédigée en français à la demande de Blanche de Castille. Il y a également « la bible des sept estaz du monde », compilation du Premier et du Nouveau Testament promue par Geoffroi de Paris. La « bible de Charleville » est une traduction anonyme et partielle de la bible.
Au 14ème s. existent un « poème sur le nouveau testament » accompagné de divers extraits bibliques.
C’est en 1455 que Gutenberg (qui s’appelait en réalité Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg), catholique fervent et inventeur de l’imprimerie, déclare, soutenu par l’Église : « Dieu souffre, parce qu’une grande multitude ne peut être atteinte par la Parole sacrée. La vérité reste captive dans quelques manuscrits qui renferment des trésors. Brisons le sceau qui les retient, donnons des ailes à la vérité, qu’elle ne soit plus manuscrite à grands frais par des mains qui se fatiguent…Que les Ecrits se voient multipliés par une machine infatigable et qu’ils atteignent ainsi tous les hommes ! »
Et en 1455 Gutenberg imprime la Vulgate sur velin, bible d’excellente présentation qui connaît un succès immédiat.
En 1513 déjà, bien avant la rébellion de Luther, un ouvrage allemand encourage la lecture de la bible : « on doit s’empresser de lire avec humilité et dévotion les Saintes Écritures. On trouve des bibles traduites en allemand et imprimées en grand nombre à prix abordable »
C’est entre 1522 et 1534 que Luther fait paraître les bibles traduites en allemand. Il n’est cependant pas le premier à traduire la bible en langue courante à partir du latin. De 1466 à 1522, quatorze traductions allemandes de la bible complète avaient été publiées. Parallèlement 156 éditions latines et six éditions de la bible hébraïque avaient été proposées au public.
Le problème se révèle être surtout d’ordre technique et déontologique. Car Luther a traduit les textes en fonction de sa doctrine personnelle du salut sans les œuvres, son fer de lance, mais faisant des interprétations, des ajouts et des suppressions discutables, il a en tant que traducteur outrepassé ses droits. On compte plus de 1400 passages ayant besoin de correction. L’exégète protestant Bunser en compte 3000. Voulant infléchir la traduction dans le sens de sa doctrine, Luther dénigre le Qohelet, laisse de côté l’épître aux Hébreux et l’Apocalypse, rejettent les deux livres des Macchabées, caricature la lettre de Jacques en « épître de paille » parce qu’elle met en valeur l’action comme prolongement de la foi. Pourtant, l’apôtre Paul avait insisté sur le fait que donner sa fortune sans amour perd toute valeur, et l’évangéliste Jean estime que prétendre aimer Dieu sans agir en faveur de son frère est mensonge…
Concernant les épîtres de Paul, le texte de Rom. 3,28 dit : « Nous devons reconnaître que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres de la loi ». Luther transforme ce passage : « Nous devons reconnaître que l’homme est justifié SANS les œuvres de la loi, mais seulement par la foi ». Il reçut des critiques sur cette torsion interprétative qui ne figure pas dans la version originelle, mais il répondit sans trop de modestie : « Le docteur Martin Luther veut qu’il en soit ainsi…papiste ou âne, c’est la même chose ! Je l’ai voulu ainsi, ma volonté suffit et fera loi »
Cette traduction fut condamnée dans le duché de Saxe, en Autriche, dans la Marche de Brandebourg. Les théologiens catholiques lui opposèrent la traduction originelle orthodoxe et on l’accusa de falsification.
En 1546, le Concile réaffirme l’importance de la bible et la volonté de l’Église de la diffuser et de la préserver. Alors que des hérésies nouvelles se développent, « Le saint concile ordonne que la Vulgate approuvée par l’Église au long des siècles soit considérée comme authentique dans les disputes, les prédications et que personne n’en rejette le texte »
Luther a exclu les livres dits « deutérocanoniques » du Premier Testament, car il y voyait une mise en cause de sa doctrine, sur des sujets comme la prière pour les défunts, l’intercession, etc. Les deutérocanoniques étaient considérés comme livres inspirés par les premiers chrétiens et le concile de Rome en 382 les a approuvés tout en fixant le canon des Écritures. Mais Luther expulsa d’autres livres du Premier Testament comme l’histoire de Job et de Jonas, vus comme des fables, le livre du Qohelet considéré comme incohérent, et le livre d’Esther n’aurait selon lui pas dû exister…
Dans le Nouveau testament, Luther exclut l’épître de Jacques qui a ses yeux est étrangère à l’évangile. Elle contredit sa conception du salut par la foi seule, selon son propos : « Jacques s’oppose à St Paul et au reste des Écritures en attribuant la justification aux œuvres… » Pour l’apocalypse de Jean, Luther dit « ne pas accepter que le Saint Esprit ait pu inspirer un tel livre ». La seconde épître de Pierre passa aussi à la trappe, et il fit de tous ces livres retirés des « apocryphes » qu’il plaça en postface de sa traduction.
Concernant sa modification du texte dans l’épître aux Romains Martin Luther avoue : « Je sais bien que cette parole : « seule » ne se trouve pas dans le texte de Paul. Mais si un papiste vous importune à ce sujet, dites-lui sans hésiter : je ne suis pas l’écolier des papistes mais leur juge ! »
Paradoxalement, Luther fait également cette étonnante déclaration : « Nous sommes bien obligés d’avouer, tout protestants que nous sommes, que dans le papisme il est des vérités de salut…Oui ! Toutes les vérités du salut. Et c’est de lui que nous les tenons, car c’est dans la papisme que nous trouvons la vraie Ecriture sainte, le vrai baptême, le vrai sacrement de l’autel, les vraies clefs qui remettent les péchés, la vraie prédication, le vrai catéchisme, les vrais articles de foi. J’ajoute donc que dans le papisme se trouve le vrai christianisme (Martin Luther au Colloque de Marbourg, 1529, œuvres, édition d’Iéna).
Au 19ème s. les sociétés bibliques anglaises lancent une campagne de distribution de la bible protestante dans les pays catholiques. Au risque de créer la confusion dans les esprits. Un commentateur catholique écrit : « Les sociétés bibliques anglaises ont bouleversé l’Italie. Ce zèle protestant de l’Angleterre fraie un chemin à la politique et au commerce anglais qui s’introduisent en Italie la bible à la main ».
En 1873, plusieurs auteurs ecclésiastiques (dont Benjamin Constant, et Louis-Nazaire Begin) réfutent l’idée assez répandue que l’Église aurait interdit de lire la bible. Ils rappellent que les papes n’ont pas édicté cette interdiction, même s’ils ont recommandé les notes explicatives. « Comment comprendrais-je si personne ne me guide ? » (Actes 8,31)
Il insiste en précisant que cette démarche contribue à « dissiper ce préjugé selon lequel l’Église voit d’un mauvais œil et entrave la lecture de l’Ecriture sainte en langue vernaculaire »… Le code de droit canonique de 1917 rappelle qu’il est permis d’imprimer et diffuser la bible en langue vernaculaire, mais qu’il est recommandé de ne pas la lire de manière autonome. Le pape Benoît XV, avec l’encyclique Spiritus paraclitus, et le pape Pie XII avec Divino afflante spiritu encouragent la lecture de la bible et les études bibliques.
À la suite de documents magistériels successifs depuis Jean Paul II insistant sur le lien à la parole biblique, un texte signé du cardinal Ratzinger est édité en 2001 : « Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la bible chrétienne ». C’est une perspective stimulante autour du patrimoine commun entre juifs et chrétiens. Seul ce ressourcement peut accompagner les chemins de retrouvailles entre chrétiens et juifs, mais aussi entre dénominations chrétiennes appelées à accueillir l’unité demandée par le Christ.
Aujourd’hui, les groupes bibliques œcuméniques, les groupes de dialogue judéo-chrétien, de nombreuses instances de base en Église contribuent à l’approfondissement du patrimoine commun qu’est la tradition biblique, dont le souffle régénérant peut apporter des valeurs humaines et spirituelles incomparables dans le monde qui avance tant bien que mal au milieu de défis colossaux, comme un bateau ivre sans gouvernail…
Abbé Alain René Arbez, mars 2024