Gallo-romain, bénédictin-franciscain, écrivain, normalien, marin-pêcheur, émailleur, latiniste, liturgiste, motocycliste, solitaire sociable, « tireur de bouse de vache »: C’est ainsi que s’est présenté à La Madeleine devant le public d’Un auteur, un livre, le frère François Cassingena-Trévedy, auteur de « Propos d’altitude » (2022), recueil de pensées qui s’inscrit dans la lignée de ses « Etincelles » dont le premier tome est paru en 2004.
Dans Le Figaro, Etienne de Montety a récemment qualifié le frère François de fol-en-Christ, ce qui, à première vue, peut paraître légèrement excessif.
Le frère François s’en est allé sereinement de son abbaye de Ligugé, à la douceur angevine, pour s’installer dans le rude Cantal (F) où il mène depuis quelque temps une vie de poète-paysan.
« L’outrepassement est l’instinct foncier de l’homme, la transitorialité est son chez soi », écrit-il et contrairement à ce qu’annonce le bandeau de couverture de « Propos d’altitude », il n’est pas un ermite mais un moine qui a trouvé son bonheur de vivre dans un monde rural dans lequel il aime « donner le foin aux bêtes », s’émerveiller devant une nature encore sauvage et écouter « le silence des arbres ». Comme il le dit lui-même, « si la méditation est un exercice solitaire, elle ne mène pas pour autant à une vie isolée. Elle appelle la conversation, sa sœur, sa compagne, qui, le temps venu, la stimule, l’élargit et lui assure sa fécondité sociale. »
Si le solitaire sociable vit dans une « austérité souriante » il n’en est pas moins tourmenté – « le tourment de vivre » – par « l’événement majeur, l’événement intérieur, l’événement personnel qui domine la période extensible à l’écriture de ce cinquième volume d’Etincelles, ou encore pour user d’une comparaison musicale, le thème qui y apparaît jusqu’à s’imposer et à devenir obsédant, à savoir « l’effondrement de tout un paysage religieux. » Et il n’y va pas de main morte : « Certains êtres endurent aujourd’hui tout bas, en leur intime, l’énorme effondrement de toutes les officialités institutionnelles, dogmatiques, conceptuelles et décoratives du christianisme.
La critique interne, sans précédent, sans merci, dont ils sont le laboratoire plus encore que les simples témoins, fait à longueur de jour tout leur carême, … tout leur martyre. Mais c’est à ce prix que, dans le silence parfois angoissant d’un édifice largement désaffecté, ils commencent d’apercevoir le génie essentiel et germinal du christianisme que près de seize siècles ont à bien des égards offusqué et trahi : le projet d’un Dieu qui se dit à fleur de chair, de cette chair de l’humanité totale dont la chair de Jésus-Christ est la promesse et le précipité. Peut-être ces « patients », ces pionniers sans éclat sont-ils les seuls à mériter le nom grave de veilleurs que d’autres ont insolemment confisqué. »
Quel remède de cheval nous prescrit alors notre « tireur de bouse de vache » ?
« La tâche personnelle et collective qui nous attend dès aujourd’hui est le réenchantement d’un monde qui a passé un seuil irréversible de désenchantement. Notre salut réside désormais dans un recueillement assidu, dans une exploration abyssale qui présente toute l’austérité passionnante d’un devoir d’état. C’est d’une certaine perfusion d’infini que le corps social a le plus urgent besoin. »
Et, ajoute-t-il, « ce n’est pas au rêve qu’il nous faut désormais demander les ressources nécessaires à ce réenchantement, mais à l’héroïsme ; à l’endurance que certains, au moins, mettront à endurer sans système de protection religieux ou idéologique, sans refuge factice, l’insoluble mystère de l’humaine condition. Le réenchantement viendra, non de l’évanescence, mais d’un sursaut de gravité, si peu nombreux que soient, probablement, ceux qui en donneront l’impulsion et l’exemple…
Notre tâche sera désormais de substituer aux mythologies, voire aux religions alimentaires, quelques certitudes frugales. Notre noblesse sera d’en vivre. Il y aura toujours quelque belle étoile à laquelle coucher : quelque étoile aussi réelle, aussi solide que le sol… Nous avons cru longtemps, sans réflexion ni effort, que le christianisme pourrait nous sauver : il nous faut désormais sauver, avec discernement, tout ce qui peut l’être du christianisme. C’est-à-dire bien moins des vestiges et des pièces de musée que des semences que, par peur ou par traîtrise, nous n’avions pas encore semées, davantage, que nous n’avions même pas seulement aperçues. »
Ce livre est plus grave qu’il y paraît au premier abord. C’est bien sûr l’œuvre d’un érudit, spécialiste des Pères de l’Eglise, tout autant que d’un poète, c’est indéniable. Mais du haut de son Cantal, le frère respire l’air des sommets, qui lui donne une effrayante clairvoyance. Déjà dans le deuxième tome d’« Etincelles » paru en 2007, il nous avertissait que bien des malheurs allaient s’abattre sur l’humanité et il se trouve que les temps que nous vivons lui donnent raison. « Les temps à venir seront certainement des temps d’extrême violence… et où il faudra nous dresser de toute notre hauteur d’homme », annonçait-il alors. Finalement, notre « penseur pascalien » pourrait bien être un fol-en-Christ… déguisé en paysan.
Pascal Gondrand
Paru dans le Courrier pastoral n° 3 (mars 2023)
Images en Une : Cassingena-Trévedy ©DR