Avec la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens, du 18 au 25 janvier 2024 , remonte le fantasme du paradis perdu que serait celui du christianisme primitif. Si tous les chrétiens du monde se tenaient par la main, peut-être pourrait-on échapper au «grand remplacement»? Une vue de l’esprit démontée par l’historien des Églises Attila Jakab, écrit Lucienne Bittar dans un article publié par la plateforme cath.ch.
«La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme; et personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils avaient tout en commun» (Ac 4,32). Ce passage des Actes des Apôtres est à l’origine du «mythe» de l’unité des premiers chrétiens. Ce récit a ensuite été consolidé par les histoires des martyrs chrétiens des premiers siècles, affrontant leur sort ensemble et avec courage.
Mais le christianisme n’a-t-il jamais été ce bloc monolithique dont rêvait pour l’Empire Eusèbe de Césarée, évêque du 4e siècle, considéré comme le père de l’histoire ecclésiastique, des origines à Constantin? Certainement pas, comme le rappelle le hongrois Attila Jakab, spécialiste de l’histoire de l’Église des premiers siècles et historien au Mémorial de la Shoah de Budapest.
Attila Jakab: La vision monolithique du christianisme des premiers temps est erronée. Il y a toujours eu des divisions théologiques entre les chrétiens, une diversité de modes de vie et de célébration, et donc l’existence de différentes communautés. Il faut déjà délimiter deux périodes importantes, celle d’avant Constantin et celle d’après, avec le Concile de Nicée de l’an 325.
L’histoire a bien retenu à quel point l’époque d’après Constantin a été complexe pour les chrétiens. Dans les grandes lignes, il y avait d’un côté les orthodoxes et leur vision consubstantielle de la Trinité, et de l’autre les ariens, qui subordonnaient le Fils et de l’Esprit au Père créateur.
Mais dès la mort de Jésus, les chrétiens se sont divisés sur l’interprétation de l’événement. Le christianisme n’avait pas encore de forme institutionnelle unifiée et ne s’était pas pleinement séparé du judaïsme. Schématiquement, il y avait les judéo-chrétiens, pour qui pratique et foi allaient de pair. Ils acceptaient les préceptes de la Thora et de la tradition juive et continuaient donc à appliquer les lois et à vénérer le Temple de Jérusalem où se pratiquaient les sacrifices, jusqu’à sa destruction en 70. C’est le cas, par exemple, de la communauté de Jérusalem créée par Jacques. Et puis, il y avait les juifs hellénisés, comme l’apôtre Paul. Ou encore des «craignants» Dieu et des païens qui se mettaient à croire que Jésus de Nazareth étaient le Fils de Dieu.
Dans ses lettres, Paul ne parle que du Christ, et non de Jésus qu’il n’a pas connu. À sa suite, à travers son interprétation de «l’événement Jésus», on peut déjà parler d’acculturation dans le monde gréco-romain. Pour ces chrétiens, ce qui prévaut ce n’est pas la pratique, mais la foi en Christ. C’est là une vision plus ouverte, plus universelle. C’est ainsi que commence à se forger au 2e siècle l’identité chrétienne. Elle devient une manière de vivre, une sorte d’éthique philosophique considérée comme plus élevée que celle des païens. Il s’agit, par exemple, de prendre soin des nécessiteux. Cet enseignement se voit en particulier dans l’épître à Diognète.
Extrait de l’Epître à Diognète, auteur anonyme
«Les chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre. (…) Les chrétiens sont dans le monde ce que l’âme est dans le corps: l’âme est répandue dans toutes les parties du corps; les chrétiens sont dans toutes les parties de la Terre…»
Ceux qui ont construit la doctrine chrétienne étaient des gens éduqués, d’origines très diverses, qui savaient lire et écrire le grec. Les apologètes de l’époque ont essayé de démontrer que le christianisme ne mettait pas en péril l’Empire romain, qu’être chrétien n’empêchait pas de s’intégrer parfaitement dans les structures et les cadres sociaux de l’Empire.
Ce n’était pas une persécution religieuse mais un problème de loyauté civique. Durant les deux premiers siècles, les persécutions contre les chrétiens sont ponctuelles et non étatisées. Ce n’est qu’au 3e siècle, au moment où l’Empire romain traverse une grave crise, qu’elles commencent à prendre de l’ampleur. Quand il y a une crise, il y a toujours un accroissement du besoin du religieux. C’est ainsi que bien d’autres communautés religieuses coexistent à cette époque dans l’Empire. Elles y sont intégrées, sans conflit particulier, tant qu’elles respectent les structures civiques. Face à la crise qui fragilise l’Empire, l’empereur Dèce tente de rétablir la cohésion et le bien être à travers l’acte «religieux» de loyauté civique. L’édit impérial impose à tous les citoyens de présenter des offrandes aux dieux de l’Empire.
Les réactions diffèrent parmi les chrétiens. Il y a ceux pour qui cela ne présente pas de problème de concilier leur appartenance à la communauté chrétienne avec l’acte civique, ceux qui achètent des certificats de sacrifice, ceux qui fuient, notamment des évêques et des presbytes, et ceux qui confessent leur foi et deviennent des martyrs, un petit pourcentage.*
Il ne faut pas interpréter l’histoire du 2e et 3e siècles sous le prisme d’une grille de lecture du 21e siècle occidental. Pour l’Empire, il n’y a pas de différence entre le monde religieux et le monde politique. Il s’agit plutôt de distinguer entre la croyance, la foi et la praxis. La religion ancienne grecque et romaine ne peut pas être assimilée à un système doctrinal, mais à une pratique. La division Église-État n’a donc jamais eu cours dans le christianisme oriental et l’universalisme chrétien a épousé l’universalisme romain. En introduisant et conceptualisant l’idée du salut personnel, fondé sur la foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu et Sauveur, le christianisme a dissocié le religieux du social. Il a apporté la personnalisation quasi intégrale du religieux par le biais de la foi et de la conversion comme adhésion consciente.
Le communautarisme est une sorte d’enfermement dans une identité spécifique et exclusiviste, qui n’accepte donc pas l’idée que l’identité puisse être quelque chose de complexe et de composé. Nos sociétés diversifiées sont traversées par une recomposition des identités, avec des fractures importantes, sur fond de crises multiples, politiques, économiques ou religieuses. Ajoutons au tableau des Églises qui ont perdu leur rôle social, surtout en Europe, et la surinformation et la prédominance des réseaux sociaux qui nuisent à l’approfondissement de la pensée, et on comprend pourquoi les gens sont déboussolés, ont peur de l’avenir et cherchent une appartenance sécurisante. Le communautarisme, basée sur une identité monolithique, est justement une appartenance sécurisante.
Il n’y a aucune théorie de remplacement de la population Hongroise par des musulmans, ni au niveau de la société ni du discours politique ou intellectuel. Cela s’explique par le fait que les musulmans sont très peu nombreux en Hongrie et socialement invisibles, même si leur présence dans le pays remonte à plus de 100 ans.
Il existe par contre un fantasme de subcultures de l’extrême-droite antisémite et nationaliste qui dit que les Hongrois sont en train d’être remplacés par les Israéliens. Ce discours n’a aucune assise scientifique démographique, ni de relais dans la vie publique. Il circule, sous un langage codé, sur les réseaux sociaux. Ce n’est donc pas comparable à l’idéologie développée en France et portée par des intellectuels, des politiques et des médias. (cath.ch/lb)
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Image en couverture: A l’unisson chrétien. Fresques romanes du XIIe siècle, église St-Etienne de Montcherand | © Jacques Berset