Que nous dit le Notre Père sur la pratique de la prière ? Prier est-ce réciter ? Et réciter est-ce prier ? On peut se poser la question. C’est ce qu’a fait Chloé Mathys, doctorante en cotutelle, en philosophie à l’École Normale Supérieure de Lyon et en théologie à l’Université de Genève, le 5 octobre dernier à Uni-Bastions*.
« Ne rabâchez pas comme les païens… » Matthieu 6 : 7
Les recherches de Chloé Mathys portent sur la pratique de la prière. Plus précisément, il s’agit doublement de poursuivre les recherches méthodologiques spécifiques à la philosophie empirique, et d’étudier ce qui s’exprime et se constitue dans la subjectivité priante, lorsqu’est suspendue la question de la vérité de la communication à Dieu.
« Le Notre Père, je ne veux jamais le réciter. C’est quelque chose de contraire à ce que je me demande de vivre lorsque je le dis. Alors, je préfère ne rien dire… Je ne veux absolument pas que ce soit une récitation », a ainsi répondu une protestante réformée interrogée par Chloé Mathys sur la prière du Notre Père et sa récitation. Autres réponses données par quelques personnes appartenant à différentes religions chrétiennes. Pour un prêtre orthodoxe, « on ne récite pas le Notre Père… on le prie, on le vit ». Une catholique, pour sa part, estime que « quand il est dit trop vite… il est mal dit… c’est juste un moulin à paroles, de la récitation mécanique… ». Enfin, « pour moi, la prière, ce n’est pas quelque chose que tu récites… c’est plutôt de l’ordre du partage, de la discussion… », fait valoir un évangélique anabaptiste.
Quatre avis, quatre postures face au Notre Père pour quatre sensibilités confessionnelles différentes et un point radicalement commun : personne n’aime parler de récitation lorsqu’il parle de prière. Quel est au juste le problème avec l’emploi du mot récitation ? Si la prière n’est pas pour les personnes citées quelque chose que l’on répète machinalement, mais si c’est quelque chose que l’on vit, cela implique un minimum d’investissement personnel.
Marcel Mauss (1872 – 1950), considéré comme le père de l’ethnologie française, neveu et disciple du sociologue Emile Durkheim, a été l’un des premiers à le mettre en évidence. En matière de religion, il y a un rapport entre la manière de croire et la manière de pratiquer et la prière est un véritable marqueur de ce rapport. En d’autres termes, lorsque la religion se personnalise, on s’attend que la prière, elle aussi, se personnalise.
Alors que faire du Notre Père ? La pratique de sa récitation est un marqueur identitaire, à l’intérieur même du christianisme. Certains y trouvent leur compte. Mais comment font les gens pour prier lorsqu’ils récitent et pourquoi tous n’y parviennent pas ? Si prier, c’est chercher à communiquer quelque chose dans une démarche de sincérité, pourquoi le Notre Père se présente-t-il parfois comme une ressource et d’autres fois, comme un obstacle ?
Pour Pierre Maine de Biran (1766 – 1824), philosophe et précurseur de la psychologie, c’est dans l’effort que naît la conscience et la récitation consiste en une réduction de l’effort : « le mouvement répété devient toujours plus précis, plus prompt et plus facile : la facilité croissante correspond à l’affaiblissement de l’effort ; et si cet effort devenait nul, il n’y aurait plus de conscience du mouvement, plus de volonté… » Donc, réciter n’est que dire à voix haute ce que l’on sait de mémoire, sans sincérité ni véracité, comme le définit le dictionnaire Le Robert.
Et Natalie Depraz, philosophe française, enfonce le clou dans son ouvrage « Attention et vigilance » (2014) : « Autant la distraction est naturelle, autant l’attention concentrée est un artefact ».
Chloé Mathys a tenu à souligner que le Notre Père, en tant que texte, peut également faire obstacle à la prière. En effet, dans cette prière, il y a la sanctification du nom ainsi que la réciprocité posée entre le pardon divin et le pardon humain, auxquelles le récitant n’adhère pas toujours parce qu’elles peuvent lui paraître étranges ou même fausses et le mettre mal à l’aise. C’est donc bien la passivité du sujet lorsqu’il récite qui fait obstacle à la félicité de sa prière.
Comment les sujets font-ils donc pour prier quand même ? La récitation ne fait pas que réduire à une passivité, elle peut aussi solliciter la conscience. Il existe une profusion de stratégies et de techniques pour s’approprier le texte. Il peut d’abord s’agir de chercher à rejoindre le texte, par un exercice d’attention fait de lenteur et d’étude. Ou encore de carrément le transformer, de l’adapter à son goût et, in fine, à « tisser au milieu du texte », à faire de la prière à la demande.
A cet égard, Chloé Mathys a pertinemment cité Paul Ricoeur (1913 – 2015), philosophe : « l’attention, c’est ce pouvoir par lequel je débats avec moi-même ».
La prière récitée est-elle alors un vestige d’une religiosité primitive ? Est-elle le vestige d’une religion qui contraint les sujets sans jamais rien conquérir en eux qu’un sentiment de contrainte ?
Retour à Marcel Mauss : « De tous les phénomènes religieux, il en est peu qui(… )donnent aussi immédiatement que la prière l’impression de la vie (… )La prière a revêtu les formes les plus variées, tour à tour adorative et contraignante, humble et menaçante, sèche et abondante en images, immuable et variable, mécanique et mentale… Parfois, une même sorte de prières a passé successivement par toutes les vicissitudes : presque vide à l’origine, l’une se trouve un jour pleine de sens, l’autre, presque sublime au début, se réduit peu à peu à une psalmodie mécanique. »
A première vue, ce seraient donc les formes de prières variables et souples qui auraient été les plus adoratives, les plus mentales et les plus humbles. Ce seraient les formes de prières les plus créatives qui auraient été les plus spirituelles. Mais si c’est la même prière qui peut passer par les différentes étapes décrites par Marcel Mauss – l’une presque vide à l’origine, l’autre presque sublime au début – ce n’est pas la récitation en tant que telle qui est déterminante mais la manière de l’investir, a conclu Chloé Mathys.
Pascal Gondrand, octobre 2020
Image: Pascal Deloche / Godong
*« Que faire du Notre Père? » Cours public – Faculté de théologie Université de Genève