La situation peut sembler paradoxale. Joseph, l’homme qui a été le plus proche de la Vierge Marie, le père nourricier de Jésus ne bénéficie pas d’un culte officiel dans l’Eglise latine avant le XVe siècle. Retour sur la longue histoire d’une dévotion qui a fait d’un témoin taciturne le no 2 dans la hiérarchie des saints.
Le récit des évangiles de Matthieu et de Luc sur le personnage de Joseph est très succinct. On apprend qu’il est de la lignée de David, qu’il est charpentier, qu’il est l’époux de Marie et qu’il vit à Nazareth. Matthieu ajoutera le qualificatif d’homme juste. Sa biographie officielle est donc très sommaire.
Insatisfaite des silences des Évangiles sur l’enfance de Jésus, la piété populaire prit plaisir à la lecture des apocryphes, où l’imagination et la fantaisie ont une large place. Dans le Protévangile de Jacques, datant du II° siècle, Joseph apparaît comme un vieillard avec un certain relief. Le récit détaille son mariage avec Marie, parle des frères de Jésus, fils du veuf Joseph…
Les auteurs ecclésiastiques le nomment fréquemment, tandis qu’ils commentent les récits de l’enfance de Jésus. Au IV° siècle, lorsque des hérétiques attaquent la virginité perpétuelle de Marie, saint Ambroise, saint Jérôme ou saint Augustin ripostent énergiquement. L’éloge à saint Joseph est incontestable. Mais il ne s’agit que d’une réfutation. Pour ces Pères, comme pour leurs contemporains, Joseph reste un personnage secondaire, dans l’ombre du rayonnement de la Vierge. N’ayant certainement pas vécu la mort et la résurrection du Christ, il appartient encore au monde de l’Ancien Testament. Ni apôtre, ni martyr, il ne figure pas au rang des saints.
En Orient, Ephrem (+313) ou Jean Chrysostome (+407) portent un regard nettement plus affectueux sur le père de Jésus. Ce que certains ont interprété comme l’écho d’une dévotion populaire naissante. La raison de la dignité de Joseph dérive essentiellement de ses relations avec Marie et Jésus dont il est père dans un sens très réel, explique Ephrem. Pour Jean Chrysostome, Joseph est le témoin de la virginité de Marie et de la divinité de son Fils, un témoin sûr et déjà auréolé de la lumière du Christ qui allait venir au monde.
Avec l’Histoire de Joseph le Charpentier, les apocryphes prennent à nouveau le relais. Il s’agit d’une prétendue relation, faite par le Christ lui-même, de la vie et de la mort de saint Joseph. Le texte, connu par deux versions coptes des VIe et VIIe siècles, remonterait à un original grec, peut-être de la seconde moitié du Ve siècle. Joseph, âgé de cent onze ans, se serait éteint dans les bras de Marie et de Jésus qui donnent ensuite des instructions pour sa vénération. Ce récit donne à penser qu’une dévotion, voire un culte à Joseph existaient à cette époque dans les Eglises d’Orient.
En Occident, jusqu’au XII siècle, la dévotion à saint Joseph ne connaît que quelques attestations éparses et locales en Italie, en Angleterre ou en Allemagne. En France, saint Bernard de Clairvaux (1090-1153) reprend et enrichit la pensée de ses devanciers. Grâce à lui, saint Joseph sort de la pénombre. Il décrit de manière touchante la relation entre Joseph et l’enfant Jésus : « Bien mieux que de le voir et de l’entendre, il eut l’honneur de le porter dans ses bras, de le conduire par la main, de le presser sur sa poitrine, de le couvrir de ses baisers, de le nourrir et de veiller à sa garde », mais pour lui, comme un peu plus tard pour Albert le Grand (1200-1280) ou Thomas d’Aquin (1225-1274), Joseph n’existe que dans l’ombre de la Vierge. Sa présence n’est justifiée que par la nécessité de lui donner une aide et un époux légitime aux yeux des Juifs.
A la fin du XIIIe siècle, l’essor des franciscains ouvre une tradition de mise en valeur de vertus paternelles de Joseph. On assiste à l’émergence d’une piété de nature plus affective liée à l’humanité du Christ. La dévotion à la Sainte famille et les efforts pour honorer la famille comme une institution chrétienne amènent à dresser un tableau renouvelé des vertus de Joseph. Les prédicateurs le décrivirent comme un père bon et tendre envers Jésus. Joseph le protecteur et le nourricier devint un saint de renom. Lors de leur chapitre général tenu à Assise, en 1399, les frères mineurs adoptent la fête de saint Joseph et prescrivent sa célébration dans l’Ordre tout entier.
S’y ajoutent les influences orientales. Notamment les reliques de saint Joseph, rapportées par les pèlerins et les croisés. En 1254, le sire de Joinville, en Champagne, rapporta une précieuse relique: c’était, disait-on, une ceinture de saint Joseph. Il la déposa dans une chapelle qu’il fit construire tout exprès. Il voulut être inhumé auprès d’elle à sa mort en 1319. Authentiques ou non, ces reliques traduisent un sentiment populaire de dévotion.
Au XVe siècle, en France, Jean Gerson, chancelier de l’Université de Paris, se fait l’apôtre de la dévotion à saint Joseph. Le 17 août 1413, il adresse une lettre à toutes les églises pour leur proposer une fête en l’honneur du mariage de Marie et de Joseph. Au concile de Constance, où il représente le roi de France et l’Université de Paris, Gerson en profite pour exprimer sa vision de saint Joseph. Il compose le Josephina, poème de trois mille vers divisé en douze chants.
Pour clore cette phase, le pape franciscain Sixte IV (1471-1484), introduit officiellement le culte de saint Joseph dans l’Eglise avec sa fête le 19 mars.
Parallèlement à l’expansion de sa dévotion, la représentation de Joseph se multiplie aussi dans l’art. Le personnage a une position singulière dans l’imagerie médiévale: omniprésent dans les scènes de l’enfance du Christ, il apparaît souvent en marge, comme un contrepoint humain au mystère divin, un personnage en apparence sans relief. On trouve des images surprenantes où Joseph est identifié à un paysan assez lourdaud, à un vieillard fatigué et mal habillé qui s’occupe modestement des tâches matérielles ou contemple d’un air las l’arrivée des rois mages. Certains critiques y ont vu une façon de se moquer de l’époux de la Vierge et, à travers lui, de l’institution du mariage. Pour d’autres, le caractère un peu ‘ridicule’ de Joseph peut au contraire devenir une valeur, lorsqu’elle est vue comme l’humilité du premier homme à avoir touché de près le Fils de Dieu, en étant son père terrestre.
Ce Joseph qui fait rire de lui se rattache aussi aux mystères joués au parvis des églises. Dans ces mises en scène, Joseph, qui ne dit mot dans la Bible, est un grand bavard. C’est lui qui raconte l’histoire, plaçant là où il faut l’anecdote qui attirera les rires du public au détriment du mari trompé. (cath.ch/mp/adapté par SD&C)
© Centre catholique des médias Cath-Info, 17.03.2021