Nous connaissons tous le cri d’indignation « C’est pas juste ! ». Il résonne dans les moments de grande détresse, il dénonce une souffrance, un tort. Cette plainte doit être exprimée et entendue : elle est le prélude de toute démarche pour accéder à la justice, a expliqué Thierry Collaud, théologien et médecin, professeur émérite de morale et d’éthique sociale chrétienne lors d’une conférence proposée par les aumôneries des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), le 15 octobre dernier sous le titre « La souffrance est toujours injuste ».
Pour Thierry Collaud, c’est ce sentiment d’injustice qui nous incite à penser ce qu’est la justice. En effet, « il n’y aurait pas de théorie de la justice s’il n’y avait pas au départ cette impression d’être face à ce qui ne devrait pas être » et qu’il faut donc corriger : un tremblement de terre, un accident, une maladie, un deuil, ou encore un abus dans les relations.
Traditionnellement, la justice évoque l’ordre des choses : elle régit la manière dont nous vivons ensemble et s’étend aux rapports humains et à l’éthique, a expliqué le professeur Thierry Collaud, en rappelant que « toute éthique est sociale » car elle dit quelque chose de notre rapport à l’autre et régit la manière dont nous vivons ensemble. L’attitude du juste, selon les mots de Saint Thomas d’Aquin, est celle qui favorise une posture ajustée à autrui, a souligné le conférencier.
Avec Aristote déjà, la notion de justice est vue comme un principe moral cherchant à définir ce qui est équitable et bon. On affirme que la justice est notamment le fait de donner à chacun ce qui lui est dû (justice distributive) afin que tous puissent déployer au mieux leur existence, a souligné le conférencier en citant le livre du prophète Isaïe (ch.65) et la montagne du Seigneur, lieu où toute justice sera présente.
La justice doit donc viser à donner à chacun ce qui lui est dû, au niveau des ressources, du cadre et des relations pour permettre à la personne de s’épanouir et de jouer son rôle. Récemment est apparu le concept de justice restaurative, une justice qui ne se limite pas à punir le coupable, mais s’emploie à réparer les blessures.
Dès lors, l’injustice va au-delà de la simple transgression de l’ordre et des règles établies. Elle n’est pas simplement une violation d’un droit, mais un désordre qui empêche le déploiement du potentiel humain.
Quant à la souffrance, elle est un ressenti existentiel. Elle dépasse la douleur, qui concerne le corps qui « a mal ». Avec la souffrance : « on est mal. C’est un sentiment qui – comme pour l’injustice – nous fait considérer que notre vie est empêchée et ne peut pas se déployer ».
La souffrance évoque par ailleurs la trahison de la confiance et résulte de notre vulnérabilité en tant qu’être humain ouvert et exposé au monde.
La souffrance est un ressenti négatif existentiel. Le premier réflexe est le renfermement, car elle est subjective, profondément liée à l’expérience individuelle. Elle découle de ce qui porte atteinte à l’intégrité de l’être humain : une blessure un viol, une maladie, un deuil, une trahison, une effraction. Elle affecte l’individu dans son rapport à lui-même, aux autres et à Dieu, car elle pose la question du sens. Ainsi, le cri « c’est pas juste » s’adresse aussi à Dieu, a poursuivi l’orateur en citant la figure biblique de Job et en fustigeant les tentatives de justification de la souffrance, soit en la considérant dans l’ordre des choses ou pire comme une punition divine pour ceux qui ont fauté. Pour le philosophe Emmanuel Levinas – a ajouté Thierry Collaud – justifier la souffrance d’un autre est un scandale et la source de toute immoralité.
Comme l’injustice, la souffrance est aussi liée à la perception de quelque chose qui ne devrait pas être, a remarqué Thierry Collaud en soulignant les connexions entre les deux notions : la souffrance génère en effet la plainte et la justice s’exerce aussi quand on porte plainte.
La souffrance et l’injustice doivent toujours susciter colère et indignation, a insisté le professeur. On peut renforcer l’injustice et la souffrance qu’elle génère en les taisant, a-t-il souligné en évoquant comment le poids du silence a aggravé les souffrances des victimes d’abus en Eglise. Parfois les victimes n’ont pas les mots pour dire le mal subi ou ressenti ou alors leurs paroles ne sont pas entendues ou prises en considération : c’est une deuxième injustice qui s’ajoute à la première. « La souffrance la plus injuste et celle qui reste muette et que l’on n’écoute pas ».
Pour le professeur Collaud, l’injustice et la souffrance isolent la personne et, avec quelques bémols, il est possible d’affirmer que la souffrance est toujours injuste et que l’injustice est toujours une souffrance. C’est toujours grave quand l’injustice et la souffrance ne suscitent pas la plainte, qui est un appel au lien, à l’aide. De la même manière, il n’y aurait pas de soins s’il n’y avait la plainte de personnes qui vont mal et qui demandent à être aidées.
Dès lors, il s’agit de réparer ce qui a été brisé, de rétablir les liens communautaires. « Pour rendre justice à ceux qui ont été déplacés dans le lieu de la souffrance et de l’injustice, il faut les ramener dans le lieu de la justice où le traumatisme peut être réparé », a affirmé Thierry Collaud. Rendre justice à la souffrance, c’est réintroduire la personne souffrante dans le récit collectif. Selon le philosophe Paul Ricoeur, cela signifie que ce qui est inénarrable, ce qui est indicible dans la souffrance, doit devenir racontable pour être introduit dans le récit communautaire, dans le tissu “internarratif” déchiré par la souffrance, a-t-il poursuivi.
L’un des moteurs de la recherche de justice est l’indignation qui pousse à combattre les causes et les effets de la souffrance. En définitive, l’indignation face à l’injustice et à la souffrance est le point de départ d’une quête de justice. Cette quête ne consiste pas seulement à réparer le tort subi, mais à rétablir l’harmonie sociale, à renforcer la solidarité et à restaurer les liens brisés. Et de conclure : l’indignation est un facteur de créativité éthique.
Paru dans le Courrier pastoral n° 2 2024/25
Photo de Alina Grubnyak sur Unsplash