Du premier « ghetto » d’Europe à la pleine citoyenneté en 1857, la communauté juive de Genève a vécu une histoire mouvementée. Elle est aujourd’hui la plus importante communauté juive de Suisse romande. Ballotée au gré des aléas politiques et religieux, elle doit son « salut » à l’extraordinaire ouverture de Carouge la catholique.
De nombreux Genevois se plaisent aujourd’hui à flâner dans les rues de Carouge. Ne serait-ce que pour prendre un café sur l’une de ses nombreuses terrasses, manger une glace à la Place du Marché ou simplement regarder les enfants jouer dans les hautes vasques de l’emblématique fontaine des Tours. Plus rien ne distingue aujourd’hui la Cité Sarde de sa protestante voisine, si ce n’est sa frontière naturelle, l’Arve. Or, comme le relate Jean Plançon lors d’une visite guidée de Carouge le 6 septembre dernier, la petite ville à l’essor fulgurant cache de nombreux trésors insoupçonnés.
« Sa création a d’ailleurs permis la naissance de l’actuelle communauté israélite de Genève », rapporte l’historien à la petite foule massée sur l’esplanade de l’église Sainte-Croix. A l’occasion des Journées européennes de la culture juive, la Communauté israélite de Genève (C.I.G.), en partenariat avec l’Association du Patrimoine juif genevois, proposait de retracer l’histoire de l’installation des juifs à Carouge lors d’une promenade guidée.
Avant son édification, Carouge se résume à « une ou deux maisons se battant en duel le long de l’Arve », détaille Jean Plançon. Le territoire est créé en 1754 suite au Traité de Turin. La République de Genève et le Royaume de Sardaigne mettent fin à leurs incessantes et coûteuses querelles au sujet des terres situées le long de l’Arve. Sur ces terrains désormais savoyards, les autorités turinoises ont l’idée d’ériger une ville capable de concurrencer sa puissante et austère voisine, Genève. L’architecture de cette nouvelle cité, totalement ouverte vers l’extérieur, se place en totale opposition à une Genève étouffée par ses remparts.
Cela dénote également l’esprit avant-gardiste dont va faire preuve Carouge. « Les idéaux universels issus de la Révolution française sont pourtant encore loin », rappelle Jean Plançon, mais Carouge la catholique va faire appel aux étrangers de tous bords pour donner l’essor dont cette nouvelle ville a besoin. Les protestants, les francs-maçons, puis les juifs sont accueillis à bras ouverts. Ces derniers, enfermés en 1428 dans un « ghetto » (terme qui apparaîtra en 1516 à Venise) érigé en contrebas de l’église Saint-Germain sont ensuite expulsés hors des murs de Genève en 1490. Ce n’est que trois siècles plus tard qu’ils pourront revenir dans les environs de Genève, devenue protestante entre temps, mais pas plus tolérante à leur égard.
Le retour aura pour cadre Carouge, « avec le bienveillant appui de Pierre-Claude de la Fléchère, comte de Veyrier qui, tout catholique qu’il soit, a bien compris le potentiel de ces populations étrangères », indique le guide. Les juifs, tout comme les protestants, chassés de nombreuses villes à cause de la pratique de leur foi, ont emporté avec eux un véritable savoir-faire. Le comte de Veyrier souhaite donc le mettre à profit dans le développement économique de la nouvelle cité. Et pour ce faire, le notable ayant décelé l’importance de la liberté d’exercer librement le culte, s’en ouvre à son souverain.
En 1783, les efforts du comte portent leurs fruits. Le Royaume de Sardaigne décrète une tolérance de l’exercice du culte durant vingt-cinq ans sur l’ensemble de son territoire. La perspicacité de Monsieur de la Fléchère est rapidement récompensée. La bourgade accède en moins de trente ans au statut de ville et acquiert de nouveaux avantages, tels que foires et marchés qui dynamisent encore l’activité économique. Ce fulgurant succès ne va pourtant pas sans heurts. La Rome protestante et ses habitants s’agacent des libertés laissées aux minorités, surtout aux juifs, mais cela n’a pas le don d’émouvoir sa majesté et encore moins le comte qui leur cède le rez-de-chaussée de sa maison carougeoise pour y établir une synagogue ainsi qu’une école destinée aux enfants de la communauté. Sa générosité va même plus loin, il propose à Joseph Abraham, un juif exilé d’Angleterre, d’utiliser le premier étage de cette même bâtisse afin d’y implanter sa manufacture horlogère.
Cette synagogue, située au coin de la Place du Marché et de la rue Vautier, sera d’ailleurs le théâtre d’un singulier événement. Jean Plançon le raconte en ces termes : « La première lecture de la Torah se passe mal. Une dispute éclate entre coreligionnaires pour savoir qui aura l’insigne honneur de la lire en premier. Cela se termine à coups de baffes sur la voie publique sous les regards médusés des riverains ne connaissant rien aux us et coutumes des juifs ».
A la suite de cet incident, les dirigeants de la synagogue adressent en 1788 une requête à sa Majesté, lui demandant de leur accorder un règlement de fonctionnement. Ce document scelle la naissance officielle de celle qui deviendra l’actuelle communauté israélite de Genève. En plus de jouir d’un lieu dévolu au culte, la communauté dispose d’un terrain privé cédé par les autorités municipales la même année pour enterrer ses morts. Quelques années plus tard, la communauté juive de Carouge demande officiellement l’obtention de ladite concession à la commune, entretemps passée en mains françaises. Situé sur l’actuelle rue de la Fontenette, et bien qu’officiellement toujours en activité, le cimetière est aujourd’hui essentiellement destiné à des visites culturelles.
« Cette totale liberté accordée aux juifs est unique dans l’histoire européenne », affirme Jean Plançon et l’actuelle communauté juive de Genève doit beaucoup à l’ouverture et la bienveillance du comte de Veyrier sans qui elle n’aurait sans doute jamais vu le jour. Pourtant, « il n’existe ni rue, ni place, ni square rendant hommage à cette exceptionnelle personnalité. C’est la raison pour laquelle nous [la C.I.G. et moi-même, ndlr] travaillons à apposer une plaque commémorative à Carouge ».
Dans les années qui suivent, rien ne semble troubler la quiétude de la communauté jusqu’au rattachement de la cité sarde à la Confédération en 1816. Les juifs voient poindre une lueur d’espoir dans cette annexion. Contraints à l’exil depuis le 15ème siècle, ils espèrent que ce changement politique leur permettra de franchir à nouveau les murs de la Rome protestante. La communauté essuie cependant une déconvenue quelques jours plus tard alors que Genève proclame sa nouvelle constitution. Celle-ci rejette l’accès à la citoyenneté à tous ceux qui ne sont pas chrétiens. Le combat politique pour y accéder durera près d’un demi-siècle.
Texte et images Myriam Bettens
Paru dans le Courrier pastoral n° 8 (octobre 2020)
Image de couverture: Lieu en contrebas de l’église de Saint-Germain sur lequel se situait le premier Cancel, ou ghetto, de l’histoire européenne. Erigé en 1428, les juifs y restèrent jusqu’à leur expulsion de Genève en 1490